Prise de brin dans la tourmente nocturne sur le porte-avions Landivisiau - ou les avatars d’un hibou (Printemps 1969)

La Flottille 12F préparait 10 pilotes à la qualification à l’appontage de nuit sur porte-avions. Cela signifiait au moins 250 vols de nuit à effectuer en quelques semaines dont nombre de séances d’appontage simulé sur piste, demandant à la fois du plafond – au moins 1000 pieds – et du vent dans l’axe de la piste. Il se trouve que la base aéronavale de Landivsiau se situe dans le nord Finistère qui n’est pas réputé pour sa météo clémente…



Un appontage simulé sur piste (ASSP)
(c'est pas un crouze et il rate le brin, mais enfin, ça donne une idée...)
(source: ici)



Mike, le Commandant, était absent ce jour-là et son second assurait l’intérim. Nous étions tous deux sur Crouze depuis trois ans. La météo n’était pas bonne en ce soir d’avril, mais bon! Il fallait tenter. La première patrouille partit: deux officiers mariniers chevronnés. A peine décollés, ils annoncèrent qu’à leur avis, vu le vent et la couche à l’ouest du terrain… Mais il fut décidé d’envoyer la deuxième patrouille quand même: moi-même et un autre officier plus jeune d’un an. Ayant décollé sous la pluie et avec un fort vent de travers, nous savions d’entrée que cette soirée allait être mouvementée. Quand aux deux officiers d’appontage (OA) ils avaient déjà donné leur avis (forcément négatif...).

La question qui se posait maintenant était de savoir comment récupérer les avions. Avec son train étroit, ses pneus à haute pression et ses freins de technologie élémentaire adaptés au roulage sur pont d’envol mais pas vraiment au freinage sur piste détrempée à vitesse élevée, le Crouze, conçu pour le porte-avions, tolère mal le vent de travers et la pluie qui rend la piste glissante.

Il fut donc décidé de "prendre" les avions en GCA*, crosse sortie avec prise de brin à l’entrée de la piste. Il fallait pour ce faire respecter un intervalle de cinq minutes entre chaque avion pour assurer le décrochage du brin et sa remise en batterie par l’équipe de trois hommes chargés de sa mise en œuvre. Les OA décidèrent de rester près du "miroir" (système optique permettant au pilote de connaître la bonne pente pour l’approche finale) afin d’observer les avions et éventuellement aider les pilotes. On "ramassa" ** ainsi les deux premiers. Puis je fis percer mon équipier.

J’étais seul en vol lorsque le contrôleur me prévint que "ça devenait de plus en plus sportif ". Ayant stabilisé l’avion à 1500 pieds dans l’axe de la piste, altitude de départ pour l’approche GCA, j’étais secoué en tous sens et pour tenir la route il me fallait adopter une dérive gauche de 20° avec une vitesse de 220 nœuds, dérive qui irait en s’accroissant en finale effectuée à 130 nœuds … Ça promettait d'être du sport.

- "Vert leader de contrôleur final, effectuez vos actions vitales en vue de l’atterrissage. Rappelez effectuées. "

Je sors les aérofreins, la crosse, le train, 220 nœuds la voilure… Mais impossible de déverrouiller la voilure. Je garde donc 220 nœuds, bloque le manche entre les genoux en gardant un œil sur le badin, l’autre sur l’horizon, le troisième sur le cap et un autre encore sur l’altimètre, et à deux mains essaie de déverrouiller la commande de voilure située à gauche. Les secondes passent et l’avion avance vers le point de mise en descente. J’annonce mes ennuis au moment où le contrôleur m’annonce lui "point de début de descente". Je suis à 220 nœuds au lieu de 130… C’est à ce moment que, miracle!, je parviens à mes fins. La voilure se lève ; l’avion bouchonne. J’ai coupé tous les feux pour diminuer les effets du vertige et lorsque l'avion se stabilise enfin à 130 nœuds, il est trop tard pour commencer la descente.

Je repars pour un hippodrome, toujours en configuration tout sorti, dans la tempête, dans les nuages, dans la nuit... mais au chaud, bien assis, confiant dans la mécanique et dans les instruments de bord, en un mot dans l’avion que les éléments agressent. Dans ces cas là, même si j’ai conscience du danger, je reste calme et c’est en pilote "détendu" que quelques longues minutes plus tard j’entamai le GCA.

Crouze en configuration "tout sorti"

Il faut dire aussi, j’avais le l’autre côté un contrôleur de premier ordre. Dans cette sorte de circonstances, les débutants regardent et en prennent de la graine… Mes minima*** en plafond, c’est à dire pour sortir de la couche nuageuse, étaient de 250 pieds. Mais bon, 15 jours plus tôt, le chef OPS ne m’avait-il pas demandé de venir jusqu’à 100 pieds? (à lire ICI...).

-"Vert leader, 5 degrés à gauche, 237 le cap"
Bigre, la piste est au 260, il y a vraiment du vent de travers!

- "Bien en descente, 237, deux à gauche, 235 le cap, tendance à passer haut, 2 à droite, 237… 237 le cap, bien sur le plan de descente".

500 pieds/minute au variomètre, 400 pieds à l’altimètre, 300 pieds, toujours dans la couche, 250 pieds, mes minima et toujours aucune vue de la piste! Vais-je remettre les gaz ? 230 pieds, des lueurs, 220 pieds j’aperçois la piste, le miroir et la rampe d’allumage (que je n’avais jamais eu l’occasion de voir) allumée à puissance maximum, éblouissante… J’annonce "Miroir". La partie est gagnée, le plus dur est fait, quand…je reconnais la voix du Second: "Vert leader, si vous ratez le brin, restez sur la piste." !!?? Que veut-il donc dire? Ou il y a prise de brin, et si je le rate, je remets les gaz, ou il n’y a pas prise de brin, alors je dois rentrer la crosse. Mais oui, c’est cela qu’il a dû vouloir dire. Je prends le manche de la main gauche, saisis la poignée de commande de crosse et la soulève, reprends le manche de la main droite et la manette des gaz de la gauche.

Avec tout cela, affaire de quelques secondes, l’avion a quitté sa trajectoire, ballotté par les rafales. Mais où est le "miroir" au milieu de toutes ces lumières ?… Et puis, le doute tout à coup! Mais non, ce qu’il a voulu dire, c’est que les conditions sont si mauvaises que si je ne prends pas le brin, il vaut encore mieux rester au sol quitte à sortir de la piste que de repartir dans la tourmente… Alors je recommence l’opération, poignée des gaz, manche, crosse, main gauche, main droite. Et l’avion dans tout cela? Il avance comme il peut, comme il pleut… Je me trouve maintenant au dessus de la rampe lumineuse, ébloui.

Je sais qu’il faut "assurer" c’est à dire se poser court et ensuite aller "à la pêche au brin" en soulevant le nez de l’avion mais sans pour autant redécoller. A la dernière seconde il faut aussi axer l’avion sur la piste, bien au milieu, bien au cap, en croisant les commandes, beaucoup de pied à droite, plein manche à gauche car le vent souffle toujours aussi fort de la gauche. Ça y est Posé, l’avion roule, je vais à la pêche, je l’attrape ce maudit brin pourtant salvateur et enfin l’avion s’arrête. On fait reculer l’avion pour dégager le brin du bec de crosse, un mécano s’approche et me fait signe de la rentrer. "Bien joué!" me congratulé-je, in petto. Je roule à nouveau jusqu’à l’aire de stationnement de la 12 F.

Quand je descends de l’avion - damnation! - je le découvre… couvert de boue! Bon, pas grave, je me suis posé court, juste avant la piste. Cela arrive souvent, surtout si le pilote ne suit pas la pente donnée par le miroir. Normalement il y aurait dû avoir, avant la piste, un élément de 100 mètres de surface occasionnellement roulable, bétonnée. Mais la base de Landivisaiu est quasi neuve en 1969 et il a fallu faire des économies lors de la construction. Alors, pas de goudron, pas de béton mais de la terre bien molle sous la pluie… et des cailloux.

Je vais remplir les formules de l’avion quand j’entends un craquement sourd et forcément sinistre. Je ressors et vois "mon" bel avion penché à gauche, jambe de train sectionnée! J’ai compris. Je vais à mon bureau, écris mon compte rendu "à chaud ". C’est un incident aérien. Il y aura commission d’enquête. Un peu trop rigoureux peut-être, je reconnais être sorti à 220 pieds. J’aurais pu dire 300, il n’y a personne pour vérifier sur monoplace mais c’est ainsi. Je l’ai fait donc je l’écris…

Mais alors, quel était le fin mot de l’histoire? Pourquoi cette jambe de train sectionnée? L’enquête permit d’établir qu’en posant l’avion avant la piste, cela avait mis la roulette de nez en position d’extraire de la boue un silex taillé comme un fer de hache, venu frapper la jambe de train gauche, occasionnant une crique à développement rapide. La jambe de train avait finalement cédé sous le poids de la charge lors du plein de carburant. Personne ne m’en voulut, l’ordre donné en finale, chacun s’accordait pour le dire ou le penser, était mal venu. On ne trouble pas le chirurgien au moment critique; c’est pareil pour le pilote. Et puis, quelles conditions météo…

Cependant à l’état-major, d'aucuns furent trop contents de découvrir que "220 pieds" c’était pour le moins "une indiscipline grave" et j’écopais de 20 points négatifs… la honte pour un officier "opérations". Mike rentré à la 12 F me dit: "Tu sais, quand tout va bien, c’est facile d’être bon. C’est dans les coups durs qu’on voit les gens de caractère…".

Merci, Mike. J’ai donc essayé d’avoir du caractère et pris sur moi. Quelques semaines plus tard j’étais qualifié puis confirmé à l’appontage de nuit. J’avais oublié les 20 points négatifs. Mike aussi. Nous avons arrosé au "champ' " le succès de la flottille: 10 pilotes confirmés de nuit. Une première pour l’aviation embarquée de la génération des réacteurs. Et quels réacteurs! Les Crouze…..

Goz Beïda les 1et 2 Juillet 2002

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* GCA Ground Controled Approach ou Approche finale contrôlée du sol ; le pilote exécute les ordres du contrôleur en cap et en taux de descente élaborés avec deux radar de précision

** Ramasser: terme employé sur porte-avions pour désigner le retour à bord des aéronefs (avions ou hélicoptères)

*** Minima: terme par lequel on désigne l’altitude et la distance qu’un pilote doit respecter pour prendre la vue sur la piste d’atterrissage et à partir de laquelle il doit remettre les gaz au cas contraire.

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