Mission impossible, retrouvailles improbables… (1969)

Le commandant de la Flottille, "Mike" ou "le grand Mike", 1m85, 85kg. Blond, les yeux bleus délavés, qui faisait croire qu’il était très dur mais en réalité très attentif. Nous nous sommes toujours très bien entendus, une relation de frère aîné à cadet dans le meilleur sens du terme. Très différents mais complémentaires dans le service. Très sûr en vol, il appréciait le fait que je le sois aussi pour moi comme pour les autres. A 28 ans j’étais encore jeune pilote mais déjà chef de patrouille avec toutes les qualifications, et chef du service opérations de la Flottille.

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Interrompu pour une évacuation sanitaire un jour de novembre 2001, j’ai attendu ce mois de juin 2002 pour continuer le récit de cette anecdote, d’être de retour à Goz Beïda. Je le fais avec le Mont Blanc tout neuf, offert avec avance pour la fête des pères.

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Ce jour-là de juin ou mai ou avril 1969, la Marine devait démontrer qu’avec un bateau en guet radar très au large de Brest, elle était à même d’intercepter un avion volant à Mach 2 à 40 000 pieds supposé armé d’une bombe nucléaire destinée à Brest. Les acteurs étaient en place: très loin à l’ouest un Mirage IV de la F.N.S. (Force Nucléaire Stratégique) avec son KC135 Ravitailleur (Boeing 707 transformé en citerne volante). La F.L.E. (Frégate Lance Engin) Suffren, indicatif radio: "Sierra Uniform", commandée par le capitaine de vaisseau T. à 100 ou 150 nautiques au large de Brest. Deux Crusader de la Flottille sur la base aéronavale de Landivisiau, "armés" de 2 maquettes de missile Matra 530. Chef de patrouille: moi-même ; n°2 : Premier Maître Francis ; indicatif radio de notre patrouille: Lascar Vert!

Les attaquants:
un Mirage IV (supposé armé d'une bombe) et son ravitailleur

Les défenseurs:
une base, une Frégate, deux Crusader
(sources photos couleur: ici, ici, ici et)

L’ennui c’est que ce jour-là tous les terrains étaient fermés pour cause de météo. Le vol devait consommer beaucoup de carburant et il n’y avait pas de ravitailleur en vol pour nous.

A la Préfecture maritime, on entendait déjà les ricanements de l’Armée de l’Air… La pression était forte sur les "OPS" (le personnel au sol responsable des opérations) de la B.A.N (Base aéro-navale). Car vous l’avez compris, le véritable adversaire était français dans cette guerre des boutons franco-française. Il n’y avait pas de miracle à attendre: le socle nuageux collait au sol. Restait l’impossible: Lascar vert, faites de votre mieux!

Enfreignant toutes les règles aéronautiques, comme pour une mission de guerre, les 13,5 tonnes de métal rompirent le silence dans lequel baignait la base. A peine décollé, j’entrai "dans la couche". Vert 2 suivait. Nous étions en vol pour régler une difficulté après l’autre: d’abord réussir la mission. C’est vers 30-35 000 pieds que nous avons trouvé le soleil ; puis établi le contact avec le Suffren. Disposés "en râteau à deux dents", nous n’eûmes pas longtemps à attendre: un "bandit" volant à Mach 2 était annoncé au Nord-Ouest de Brest. Il nous fallait nous aussi accélérer pour contrer ses manœuvres évasives.

- "Lascar vert, gate!" (post-combustion, PC) nous ordonne l’officier d’interception… Eh oui, c’est beaucoup de carburant consommé, mais faut ce qu’il faut. Mach 1, mach 1,2, mach 1,4... Vitesse de rapprochement mach 3,4 soit 6 kms par seconde…

Le "bandit" perçoit nos ondes radar et fait un crochet que nous controns. C’est du rugby. Il lui faut passer entre les 2 poteaux: Vert Leader, Vert 2 ; mais les poteaux ne sont pas fixes: contact à 25 nautiques, je prends l’interception à mon compte. Quelques secondes pour "verrouiller radar", verrouiller "missile", entrer dans le domaine de "tir", annoncer "missile parti": "Bravo Zoulou*" pour les verts. J’annonce au 2: "coupure PC, régime économique pour rentrer" (ou essayer de rentrer).

- "Sierra Uniform de Lascar Vert Leader: autorisation de contacter Menhir Radar… " qui nous confirme que les terrains sont "rouge météo" mais nous informe que "Landi" va tenter de nous "prendre". Traduire: "Landivisiau vous demande de tenter de vous poser." Cette fois il appartient au "leader" de tenter en premier car nous sommes en dehors de tous les clous. Nous sommes dans la masse de nuages et je commence la descente. C’est alors que j’entends la voix du chef OPS, le capitaine de frégate J., ancien commandant de la Flottille "Corsaire", me dire :

- "Lascar vert, vous allez tenter de vous poser, mais si à 100 pieds vous ne voyez pas le sol, vous remettrez les gaz."
- "Lascar vert leader, bien compris, 100 pieds." 100 pieds… soit 30 m, et les arbres qui poussent parfois à 20 m ! Ils sont fous ces "Pingouins"**!

A 100 pieds je vis le sol, je vis même la piste. Je me posai et Francis en fit autant une minute après. Le Grand Mike eut un sobre : "C’est bien, t’as fait la mission" et je partis rédiger le message de compte rendu, laudatif - on est chevalier du ciel, pas gonfleur d’hélice - pour le Suffren. Il n’y eut aucun retour, aucun "Bravo Zoulou pour les lascar", pas d’invitation à venir déjeuner au carré ou chez le commandant de la Frégate.

Il faut dire que ce Commandant était le directeur des études qui en 1962 - avril 1962- m’avait mis 10 jours d’arrêt de rigueur sur la Jeanne d’Arc pour "tenir des raisonnements d’intellectuel de gauche" (je lui avais dit qu’un officier devait connaître la réglementation pour savoir quand il en sortait…), 10 jours dans un local non climatisé, au-dessus des chaudières du vieux croiseur entre Djibouti et mer Rouge… Un mois après, à Brest, il m’avait reçu pour me tenir ces propos: "Je vous adresse mes félicitations pour votre régularité: entré dans les derniers à l’Ecole Navale, sorti dans les derniers de cette même école, j’ai le plaisir de vous annoncer que vous sortez dans les derniers de la Jeanne d’Arc."

69, 62… Lascar vert leader, "intellectuel de gauche" "plutôt médiocre"… Ce vol est pour toutes ces raisons gravé dans ma mémoire comme un moment de bonheur... et de revanche!

L’estime de Mike et du Capitaine de Frégate J. me suffisait. Elle me suffit encore.

Goz Beïda, le 17 juin 2002.

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*"Bravo Zoulou" : terme de code signifiant "bien joué, wesh!" en langage aéro
**Pingouins : surnom des personnels de toutes spécialités servant dans l’aéronautique navale

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