"Là, tout n’est qu’ordre et beauté, silence, calme et sérénité" (1991)

Il n’était pas encore huit heures en ce matin de novembre 1991 et des nuages bas, épais, mouillés, roulaient sur la base aéronavale de Landivisiau que je commandais depuis près de 18 mois. De la fenêtre de mon bureau, alors que le jour commençait à poindre et la base à s’animer, je vis sortir du grand hangar du S.E.A. (Service Entretien Avions) le long cigare d’un Crouze, celui-là même que je me préparais à conduire à la Flottille 12F qui faisait une campagne de tir canon Air/Air à Solenzara: Solenzara au sud-est de la Corse est une base de l’Armée de l’Air spécialisée dans le tir et construite au bord de la mer. Une occasion pour moi de rendre une visite de courtoisie au Colonel qui la commandait et à une unité que je connaissais bien, tout en faisant œuvre utile: l’apport d’un avion supplémentaire.

Seul dans mon bureau, déjà revêtu de ma tenue de vol et de la combinaison étanche en prévision du survol de la mer, j’étudiais la météo: elle annonçait une France couverte d’une épaisse couche de nimbostratus, des terrains fermés sauf dans le sud-ouest et sur la côte méditerranéenne. Beau temps à Solenzara… C’est à ce moment-là que l’on frappa à ma porte, d’ailleurs ouverte. C’était le chef de brigade de gendarmerie maritime. Il tenait à me voir "pour une affaire importante…" Je lui répondis que j’étais déjà en vol, que le commandant en second ne tarderait pas et qu’il était habilité à traiter "d’affaires importantes". Mais c’était méconnaître la ferme volonté dont un gendarme maritime, breton et chef de brigade, peut faire preuve. Argument majeur: c’est personnel. Pressé de m’en défaire, je lui répondis : "alors rapidement, je vous écoute". Très militaire, il prit sa respiration pour me dire : "La Justice de Rennes va me désigner avec commission rogatoire dans le cadre de l’affaire F…." Sans aucun doute et pour dire le moins, cette perspective ne lui déplaisait pas étant donné l’empressement qu’il mettait à m’en faire part. Lui, le brigadier - chef allait être mandaté pour interroger le capitaine de vaisseau commandant l’aéronautique de Landivisiau. Je restai calme et lui répondis : "Je puis vous certifier que vous ne m’interrogerez jamais. Commission rogatoire ou pas, le jour prévu j’aurai deux mains dans le plâtre – pour m’empêcher d’écrire – et un certificat médical dans la bouche, certifiant que je suis aphone…" Il me connaissait assez pour savoir que je disais vrai et resta muet. J’ajoutai: "maintenant, laissez-moi, je vous l’ai dit, je suis en vol."

Quelques minutes plus tard, vidant de mon esprit tout ce qui n’était pas le vol, j’achevai de m’installer dans le cockpit: prise anti-g, harnais serré et verrouillé, casque mis avec sa jugulaire, oxygène branché, casse-rotules serrés, cordon radio enfoncé, les six sécurités du siège éjectables présentées par le patron d’appareil, comptées et rangées. Un dernier mot aimable à ce dernier avant de boucler le masque à oxygène. La verrière est fermée et verrouillée. Je suis seul. Par signes conventionnels la mise en route puis les multiples vérifications par les mécanos et moi même exécutées, le patron d’appareil par signes des bras levés guide la sortie de l’aire de stationnement. Pataud, le Crouze roule vers l’entrée de la piste 26, face à l’ouest. Le contrôleur de tour me donne le dernier vent, le cap après décollage, la "clearance" de mon plan de vol et avant alignement sur la piste me fait passer sur la fréquence du contrôleur d’approche: procédure terrain jaune.

Plafond 300 pieds ; vent 25 nœuds, rafales à 35 entre le 260 et le 240, légèrement gauche. Plein gaz sur freins, vérification des paramètres moteurs, lâcher des freins puis je casse la manette à gauche : Post-Combustion (P.C) enclenchée, l’avion accélère vite et – travers tour c’est à dire par le travers de mon bureau – décolle pour entrer bientôt dans la couche. Train rentré, voilure basse et contre verrouillée, accélération vers 1000’et 350 nœuds et coupure de la P.C. Ça danse dans les nuages, ça s’agite. Les yeux fixés sur les instruments je me mets en virage par la gauche vers le cap 130. Je suis seul en vol. Je quitte la fréquence de l’approche pour passer sur celle de "Menhir Radar", l’organisme de contrôle aérien militaire équipé de puissants radars qui couvrent l’espace aérien de la Bretagne et de ses approches maritimes. Juste les quelques mots nécessaires tandis que la longue montée au travers de la couche nuageuse se poursuit; puis peu à peu les nuages se font plus clairs, et soudain, en atteignant le niveau de vol 360 c’est à dire près de 11 000 mètres d’altitude, c’est l’éblouissement d’un soleil encore bas, d’un ciel bleu profond au-dessus d’une mer de nuages immaculée à perte de vue. Je réduis alors le régime moteur pour stabiliser la vitesse à 0.87 de mach soit environ 16 kms par minute, celle qui permet d’aller le plus loin avec le carburant dont je dispose. Je suis serein. En effet, n’ai-je pas accédé à un autre monde qui n’appartient qu’aux pilotes de monoplace… ?

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Tandis que j'écris :

" Clââode, yé dou trhâvail poul toâ" chante la voix de Miléna, "c’est oun hom à Modeyna* qui a plousiors balles dans le bras et les oss brrisés, qu’il faut pétêtre lui couper…" C’était à 9h15 ce matin. Depuis midi, l’homme qui a été attaqué par des voleurs de chameaux est hospitalisé. D’après Alexandro, il faudra probablement l’amputer. Les os sont fragmentés. Et ici…on n’a pas les moyens de faire mieux, avant la gangrène.

*110 kms dans Est Nord Est de Goz Beïda.
Six mois plus tard, toujours à Goz Beïda, je reprends le fil de mon récit...
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A l’instar de Sisyphe, que Camus se plaisait à imaginer heureux à l’instant précis où du sommet de la montagne, il tournait son regard vers la mer tandis que la roche qu’il était condamné à remonter dévalait la pente, je suis pleinement heureux et me récite ce vers de Baudelaire recomposé: "Là tout n’est qu’ordre et beauté, silence, calme et sérénité."

Je disais plus haut que ce matin-là, j’étais seul en vol. Il me faut corriger cela. Nous étions deux, la machine et le pilote dans une relation parfaite, non pas celle de l’animal et de son maître (je n’aime pas ce mot) mais plutôt de complémentarité, ce mot que toute ma vie j’ai préféré à celui d’opposition. La machine avait donné sa puissance, son énergie, son oxygène, son aptitude à défier vent, pluie, bourrasques, elle me disait même où nous étions. Je lui disais seulement où aller, comment y aller, au moindre effort, au minimum d’énergie dépensée. Après la course de décollage et la montée dans un monde hostile, nous étions dans un de ces moments privilégiés, moment de bonheur, en confiance réciproque. Là-bas, en dessous, c’était toujours vent, pluie, bourrasques, danger, mais ce n’était pas pour nous. Le moteur ronronnait comme le ferait un tigre au repos. Je l’écoutais comme on peut écouter un instrument de musique ou un chat qui ronronne. "Menhir" me transféra bientôt à "Rambert."

Je jouissais de ce silence, j’étais loin de mon gendarme, loin des tracas de la préfecture maritime. Après vingt minutes ainsi, j’entendis la voix où l’étonnement le disputait à un rien d’inquiétude:
- "Lascar 30 de Rambert, vous êtes toujours là ?
- Affirmatif, Rambert, tout va bien, je suis sur ma route…"
Les contrôleurs se connaissent entre eux, et sûr, ceux de Menhir qui me connaissaient bien avaient dû les prévenir: "ne t’inquiète pas, il n’est pas bavard", mais tout de même…

Après un peu plus d’une heure de vol, ce fut l’arrivée sur la Méditerranée que j’avais pu voir de fort loin, éblouissante sous le soleil. Tout à coup plus de nuages. Mais oui, c’est Toulon tout en bas. Je distingue fort bien un porte-avions amarré à un quai. Autorisation de me mettre en descente ; la mer glisse sous les ailes à la vitesse du son. La côte corse s’inscrit dans la glace frontale : arrivé à proximité de Calvi, je suis à basse altitude, survole les montagnes à les raser, arrive sur la plaine qui s’étend de Bastia à Solenzara, vire par la droite cap au sud. "Solenzara de Lascar 3O, un Crusader en provenance de Landivisiau à destination de votre terrain". 360 nœuds, 1000 pieds, break à gauche, train, voilure, pression vérifiée. Il est 9h30. Le commandant de la 12F est là. Tout sourire. Moi aussi. "Voilà votre avion commandant, RAS. Il tourne comme une horloge. "

Ce jour-là je fis un vol de tir canon air/air sur panneau remorqué. Ma modestie dût-elle en souffrir (si peu…) je dois avouer qu’avec 10% de trous, j’obtins le meilleur score de la patrouille! Je n’avais pas tiré depuis 1976 "mais il y a des choses qu’un chasseur n’oublie pas" comme ne l’aurait pas chanté Barbara.

A propos, je n’ai jamais été interrogé par le brigadier chef de gendarmerie: on envoya un lieutenant colonel (de gendarmerie bien sûr), chef de la brigade des recherches au parquet de Rennes, rien que ça. Après qu’il se fût excusé trois fois de venir me déranger, je répondis sans effort à ses multiples questions. Il s’agissait tout de même de m’inculper d’homicide involontaire… ce qui n’est pas rien.

Goz Beïda, le 29 juin 2002

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