P2V7 pleine lucarne (Mai 1966)

Pour les non-initiés, quelques explications préalables sur l'organisation du contrôle des avions et leur circulation à proximité d'un aérodrome militaire dans les années 60.

La tour de contrôle comprend deux étages:
- un étage supérieur tout en verre est en charge, par bonnes conditions météo, du contrôle à vue au moyen de deux fréquences radio dites fréquence Tour (en vol dans le circuit d'atterrissage) et fréquence Roulage (au sol pour le roulage et le décollage). Le terrain est alors dit bleu ou vert.
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un étage inférieur "aveugle" appelé "approche", disposant des moyens radar et de fréquences radio permettant de contrôler effectivement tous les mouvements d'avions du décollage à l'atterrissage par mauvaises conditions météo. Le terrain est alors dit jaune.
On appelle "percée" la procédure qui permet à un avion de descendre depuis son altitude d'arrivée jusqu'à l'atterrissage. Celle-ci peut être effectuée de façon autonome ou dirigée depuis l'Approche.

Le but du vol raconté ici était d'acquérir la procédure d'atterrissage en "terrain jaune".
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C’était une belle matinée de printemps, un vendredi, je me souviens. Au programme: un vol solo qui commençait, avion "lourd" (9000 livres de carburant répartis dans le fuselage et surtout dans l’aile), par une montée à 20 000 pieds. Suivait une percée contrôlée par l’Approche, puis, une fois stabilisé à 1500 pieds dans l’axe de la piste, un CGA (Ground controled approach) avec remise des gaz en toute finale selon les procédures " terrain jaune". Puis retour en montée 20000, etc.… Tout cela pour entrainer le tout jeune pilote que j’étais aux procédures à suivre par mauvaises conditions météorologiques. Cependant le terrain ce jour là était "bleu" comme le ciel et le contrôle dans la zone proche de l’aérodrome se faisait depuis la tour pour les autres avion. Dans ces conditions, un risque de confusion existait, encore que tout pilote en vol à vue, par bonnes conditions, est responsable de l’anti-colision.

Appliquant la procédure terrain "jaune", je restais en permanence sur la fréquence d’approche, jusqu’au toucher des roues… Encore jeune sur Crusader, je m’appliquais à faire comme si j’étais dans les nuages, contrôlant de façon stricte la vitesse, le régime-moteur, le cap, la pente de montée ou de descente, tout aux instruments, le nez et les yeux sur le tableau de bord. Après un CGA, en configuration atterrissage train sorti voilure haute, soufflage de couche limite en route, vitesse 130 nœuds, arrivant à mes "minima" (300 pieds) j’annonçai: "remise des gaz" et m’appliquai donc, aux instruments, à conserver l’altitude de 300 pieds, couper le soufflage de couche limite à 150 nœuds puis à rentrer le train, la voilure à 180 nœuds, contre verrouiller le système de manœuvre de la voilure avant 220 nœuds et à ce moment seulement débuter la montée vers 1000 pieds en accélérant. C’est alors que le contrôleur d’approche m’annonça :

" - Lascar…, P2V7 au décollage. "

Je regardai dehors, vis que je dépassais à ce moment l’extrémité de la piste ; j’étais donc devant le P2V7 et deux fois plus rapide. Serein, je repris donc le vol aux instruments: 1000 pieds, toujours, accélération à 350 nœuds, vitesse de montée. Je pris alors franchement 15° à la maquette de l’horizon artificiel pour cabrer l’avion à son angle de montée. C’est à cet instant précis que, dans la partie haute de mon champ visuel, je discernai quelque chose. Levant les yeux, je vis "en pleine lucarne" un magnifique Neptune P2V7 avec son beau fuselage blanc et son aile magnifique, deux réservoirs en extrémités, 2 moteurs à hélices quadri-pales, 2 réacteurs d’appoint, 13 hommes d’équipage… que dans la seconde j’allais percuter par-dessous.

Un P2V7
(Source photo : ici)

Ce ne fut pas le résultat d’une réflexion mais un simple réflexe, contre-nature chez un chasseur qui n’aime pas les G négatifs: pousser sur le manche… Et pourtant c’est ce que je fis, pas tout à fait certain que la dérive fort haute du Crusader n’allait pas toucher le ventre du Neptune. Les genoux en flanelle - réaction normale à la décharge violente d’adrénaline - j’annonçai à l’approche :

" - Collision évitée… "

Sur une autre fréquence, le lieutenant de vaisseau S, commandant de bord, annonçait lui aussi :

" - Collision évitée … !"

Je demandai un secteur d’attente et passai les trente minutes suivantes à regarder dehors en tournant en rond avant de revenir me poser. Mike, second de la formation, à qui je rendis compte, me dit en riant à moitié, comme il savait le faire :

"- Bon, écoute, tu as pioché dans ton capital-chance. Tu sais, chaque pilote en a un… Pas du même montant et personne ne connaît celui dont il dispose… "

Il y eut des débriefings du côté du service des opérations et du contrôle aérien pour que pareille chose ne se reproduise plus. Chacun avait conscience qu’il s’en était fallu d’un cheveu, d’un réflexe, d’un champ visuel optimal, que la Marine perdît 14 hommes et deux avions de combat.

Le soir - je passais mes ouiquendes en solitaire - assistant au "Royal" à un film (le Journal d'une femme en blanc) comprenant une scène d’opération médicale, j’eus un malaise ! Ma voisine - une inconnue qui le demeura - me regarda d’un drôle d’air: "Quelle femmelette !" pensait-elle sans doute.

Et moi qui me prenais pour un preux chevalier du ciel…

Goz Beïda le 26 juin 2002

La nuit de tous les bonheurs d’un hibou (1972)

Hibou, c’est le nom que l’on donne aux chasseurs de nuit. Dans la Marine, il faut de plus être un apponteur de nuit pour mériter cette appellation très contrôlée. En cet automne 72, j’étais depuis plus de trois ans déjà un hibou non seulement qualifié mais confirmé.

Le porte-avions opérait en Méditerranée occidentale et l’état major de l’amiral commandant le groupe de porte-avions et l’aviation embarquée était à bord. Le capitaine de frégate B1, responsable "chasse" à l’état major, avait une idée en tête: faire faire de l’alerte à 2 minutes de catapultage et de l’interception de nuit en dessous de 1000 pieds (300 mètres). De cet officier d’état-major, chacun savait qu’il adorait le vol, toujours prêt à s’installer dans un cockpit. En somme, il méritait pleinement sa réputation de "crevard" comme l’on dit avec déférence en argot d’aviateur à propos de ce type de pilote. Pour ma part, je lui étais reconnaissant d’avoir appuyé ma demande d’être affecté sur Crusader (je fus le premier très jeune pilote à aller à la 12F) alors qu’il commandait sept ans plus tôt la flottille Étendard pré-opérationnelle à laquelle j’étais affecté comme pilote-stagiaire. Fin psychologue, il avait même écrit: "s’épanouira en sortant du carcan-école". Ce qui s’avéra.

La Flottille 12F était alors commandée par le capitaine de corvette Béru, j’étais son second et nous avions deux points d’accord: nous lisions Le Canard enchaîné et il aimait à me dire (prêchant un convaincu): "connais la réglementation... pour savoir quand tu en sors. C’est notre boulot, savoir en sortir et savoir qu’on en sort. " Il riait fort, parlait haut, plaisantait gras, jouait au tarot, vivait dans un certain et apparent désordre, était d’un calme imperturbable en vol. Nous connaissions tous le récit de son éjection sur Étendard lors d’une panne réacteur à très basse altitude, au dessus de la mer: son leader lui ordonnant l’éjection, il avait calmement répondu "un instant, je note les paramètres-moteur" puis s’était envolé. Il était doté d’un esprit vif, d’une personnalité rayonnante qui ne passait pas inaperçue et d’une solide expérience aéronautique.

Si je n’étais pas pour lui un compagnon d’élection, nous nous complétions fort bien et la flottille s’en portait bien. Comme second, il me laissait organiser les affaires à mon idée, donnant à l’unité un caractère plus strict, plus militaire en somme. Par ailleurs j’avais une expérience sur Crusader et en vol de nuit considérable déjà et inégalée à ce moment-là. Voilà pour les hommes qui avaient rendez-vous cette nuit-là.

A une heure du matin je pris donc l’alerte. Béru m’avait vivement recommandé de laisser de côté ce qu’il appelait les élucubrations de B1 et surtout de ne pas descendre au-dessous de 1000 pieds. Je connaissais mes ordres… Sanglé dans le cockpit, je profitais de cette nuit claire de pleine lune. Sur le pont je voyais les quelques hommes immobiles prêts à mettre le dispositif de démarrage (complexe pour le "cruse" qui ne disposait pas de démarreur autonome) et de catapultage. J’étais serein. Cela faisait des années que je n’osais espérer cette avancée dans l’utilisation de notre avion que tant d’esprits craintifs s’acharnaient à sous-employer.

L’adversaire était un avion de patrouille maritime, un Atlantic, tout neuf. Il se plaçait sous l’horizon radar de la flotte à 50 nautiques (près de 100 km de distance), au ras des flots, montait de temps à autre, donnait un tour d’antenne de son radar pour cibler les diverses unités et redescendait à très basse altitude, hors de portée de la détection par les radars de l’escadre.

Un atlantic volant au raz des flots
source photo 1: ici
source photo 2: les ailes de la Mer


Il jouissait depuis longtemps de l’impunité car de nuit on n’osait pas utiliser le "Cruse" qui donnait des sueurs froides aux commandants de porte-avions et à l’état major lors du retour à bord. Mais, foi de B1, les choses allaient enfin changer! Après 40 minutes d’attente, l’ordre vint de catapulter. Dans les deux minutes suivantes je me retrouvais en vol, avion paré à intercepter dans l’azimut xxx.

Le contrôleur me demanda de monter à 3000 pieds; très vite, j’eus un magnifique contact radar à 25 nautiques… et coupai dans l’instant l’émission du radar de bord: en effet, avec leurs équipements, les avions de patrouille maritime ont instantanément une alerte de détection en azimut qu’ils peuvent alors contrer en faisant face. Et puis le "cruse" était équipé de feux de navigation et de deux magnifiques feux dits anti-collision, genre ambulance ou police secours, qui se voyaient de loin. C’est pourquoi j’éteignis le total, et répondis par monosyllabes à mon contrôleur.

Volant à 450 nœuds soit un peu plus de 800 km/h au-dessus d’une mer lisse, je m’approchai de ma proie en silence, invisible. Les yeux dehors je la vis tout à coup, ombre brillante renvoyant la clarté de la lune: je sortis les aérofreins réduisant la vitesse à 300 nœuds et entamai un large et doux virage se terminant en descente, plein arrière de ma cible que je crucifiai dans le viseur. Après que le son "missile verrouillé" eut chanté dans mes oreilles, je m’avançai un peu plus, faisant une visée "canon". Je réduisis la vitesse - celle de ma cible était de 180 nœuds environ - descendis encore, passai comme un squale à gauche et plus bas - 400 pieds… - continuai quelques secondes, et virant en montant par la gauche, enclenchai la post-combustion en allumant tous mes feux.

Je me pris à imaginer la tête des 14 hommes d’équipage de l’Atlantic... Le commandant de bord, lieutenant de vaisseau P, commandera la base de Lann Bihoué la deuxième année de mon commandement à Landivisiau. Nous étions de bons camarades… Rentré à bord, je fus tout de suite interviewé par B1. Dans l’euphorie - la nuit, l’oxygène à 100%, le vol, la mission - je lui donnai toutes les explications, ajoutant qu’une visée canon dans ces conditions était faisable. B1 eut l’air très intéressé mais "Béru" était furieux: "tu connaissais pourtant bien la réglementation et mes ordres…". Je ne dis rien, pensant en moi-même "oui, c’est sciemment que j’en suis sorti, ne suis-je pas payé pour cela ?" Je pense pourtant qu’il m’en a voulu. Je le compris lors de la notation! Je ne sais si le concept de l’emploi opérationnel de notre avion d’interception avait pu ainsi progresser dans les états-majors. Mais par le bouche à oreille, parmi les hiboux, l’histoire fut connue. Et je l’espère appréciée. Dans la Pat’mar, elle ne fut pas oubliée, comme j’en eus confirmation 16 années plus tard…



Goz Beïda, le 27 juin 2002.

"Saint Raphaël, veillez sur nous" ou l’histoire d’un croisement insolite (Mai 1974)

A cette époque j’étais second de la 12F, en détachement à Nîmes avec trois avions dont le n°6 (Nr6) qui me donnait bien des soucis avec ses pannes électriques à répétition, ce qui voulait dire, sans préavis, perte des stabilisateurs en lacet et roulis ce qui est désagréable à grande vitesse et basse altitude avec le cigare volant qu’était le Crusader. Mais ce jour-là, le 6 eut des égards pour moi… J’étais aussi depuis 4 ans le leader de la présentation en vol à deux avions, mes équipiers changeant au gré des affectations.

Le Crusader, "cigare volant"
(source photo: "Marine Nationale")

Ce dimanche de printemps, il y avait journée Portes ouvertes à la base aéronavale de Fréjus-Saint Raphaël et j’étais donc requis à rester avec le Premier Maître A sur la base aéronavale de Nimes-Garons, jusqu’au jour de la manifestation. Nous n’avions pas le choix: il ne restait que deux avions, dont le 6 que je décidai de prendre.

Lorsque vint le dimanche, il fit à Saint Raphaël un de ces temps chaud et brumeux comme cela se produit assez souvent en mai. Ce qui signifiait: pas d’horizon (ou un horizon flou) pour le pilotage à vue à très grande vitesse et virages serrés… Pas de bonne visibilité pour repérer le partenaire ou trouver la piste (en herbe verte au milieu d’un grand espace… en herbe). Pas de bonne visibilité non plus pour respecter les distances de sécurité avec les spectateurs,la réglementation interdisant le survol de ces "admirateurs" pourtant amateurs de bruit, de mouvement, de précision et d’émotions.

Prêts pour le vol, nous tenant à côté de nos avions, toujours à Nîmes, nous sommes prévenus qu’en raison des conditions de visibilité réduite, la prestation des Alizé comme celle des Etendard sont annulées… mais que celle des Crusader (la plus attendue mais la plus difficile) est maintenue !

5h30. Décollage en section avec post combustion, histoire de sortir les Nîmois de leur sieste dominicale (non, mais enfin, quoi ! y a pas d’raison, hein ?) et de se mettre en forme. Les avions sont en plein partiel, plus légers, plus maniables, et nous voilà transitant sur la mer jolie, la Camargue à gauche puis la prison de Monte Cristo droit devant, bientôt les calanques de Cassis, Toulon, les îles d’Hyères et enfin Saint Raphaël où l’on nous attend comme l’assoiffé son verre d’eau fraîche. Las, la "visi" est franchement "dégueu" (langage pilote), pas d’horizon… mais le directeur des vols au sol nous confirme:

"- Début de présentation dans quatre minutes… "

Cette présentation, nous la savions sur le bout des doigts: pendant 6 minutes, ensemble puis séparés, au même cap ou au cap inverse, en virages, l’un train et voilure sortis à basse vitesse, l’autre à 600 nœuds (1100km/h soit 300m/s) et enfin, clou du spectacle, le croisement, à l’issue de deux virages, des 2 avions à 600 nœuds (vitesse de rapprochement 600m/s) à 500 pieds au dessus de la piste pour le leader et 300 pieds pour l’équipier (soit 60 mètres de séparation entre les deux avions).

A la suite de la présentations "tout sorti"*, dans le rôle de "leader" je pars donc en montée en ouvrant dans un premier temps de 30 degrés par la gauche, post combustion enclenchée tandis que train, crosse et voilure sont en cours de manœuvre pour que l’avion retrouve une configuration "lisse" compatible avec les grandes vitesses. Celle-ci acquise j’entame alors un virage par la droite de 210 degrés, d’abord en montée puis en descente en accélération sous facteur de charge de plus en plus élevé (6 à 7 g) tandis que le vitesse augmente pour se stabiliser à 600 nœuds, à l’altitude de 500 pieds, tout en cherchant du regard à la fois la piste pour m’aligner dans l’axe et mon équipier…


Crusader en "configuration lisse"
(source : livre "Adieu Cruze" - coll. Prestige aéronautique)


Crusader en configuration "tout sorti" avec post-combustion
(source: livre "Adieu Cruze" - coll. Prestige aéronautique)


Crusader en configuration "tout sorti" vu de l'avant
(source: collection personnelle)

Dans cette circonstance très particulière, je perçois l’axe de la piste mais je ne réussis pas à stabiliser l’altitude, ce dont je préviens A (mon équipier) en lui annonçant mes altitudes successives : 500, 400, 300 pieds… Enfin stable à 300 pieds et 600 nœuds au-dessus de la piste, je ne vois toujours pas mon équipier quand lui m’annonce qu’il ne me voit pas non plus mais se trouve au-dessus de la piste… Moi aussi !

C’était fini pour la présentation… Nos combinaisons étaient trempées, nous nous sommes rassemblés tranquillement à 5000 pieds au-dessus de la mer. Le contrôleur nous dit sobrement:

- "Lascar rouge de Saint Raphaël, merci pour votre prestation et bon retour"
- "Lascar rouge bien reçu, deux on passe sur chenal 7"

Le retour se fit par le même itinéraire qu’à l’aller, en silence, chacun profitant de la vue des voiliers et autres bateaux rapides des milliardaires tropéziens sur la mer jolie. Nous là-haut, ce que nous avions, ils ne l’auraient jamais… Escale à Nîmes puis, le temps de faire les pleins et vérifier le niveau d’huile, retour à Landivisiau, à l’autre bout de la France, en effectuant un vol à haute altitude avec le minimum de mots échangés avec le contrôle militaire.

A Kerduden - le "manoir" quelque peu délabré au milieu des bois où nous habitions - histoire de rire, je dus certainement dire à Soazic: "Tiens, aujourd’hui, avec A, nous n’ avons pas été loin de nous transformer en lumière…"

Le lendemain je me trouvais au carré quand le capitaine de corvette X vint vers moi et me dit:

- "J’étais à Saint Raph’ hier, vous avez fait une très belle présentation qui a consolé le public de l’absence des autres.
- Ah oui ? C’est gentil de nous le dire ! Et le croisement, c’était comment ?
- Parfaitement synchro !! "

Et on s'est pas vus ? Aïe, Aïe, Aïe...

Goz Beïda, le 25 juin 2002.

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* Configuration "tout sorti": configuration d'atterrissage (décollage ou appontage) avec train et crosse sorties et voilure haute. La configuration "lisse" c'est l'inverse.