Sortie dans l’espace (1966)

Printemps 1966. C’était quelques semaines après mon "lâcher" sur le troisième monoplace de ma jeune carrière de pilote. Il avait eu lieu un certain 2 février 66, le jour-même de l’enterrement de celui qui était mon meilleur ami, mort lors d’une collision entre deux hélicoptères quelque part dans le sud-ouest, au cours d’un exercice en dispositif.

C’était aussi l’époque de la sortie dans l’espace des premiers cosmonautes, russes d’abord en 1964 avec Léonov, puis américains. Pour ma part je rêvais du cosmos comme j’avais rêvé du Crusader: Glenn, le premier cosmonaute américain, n’avait-il pas été lui aussi pilote de Crouze? Dans mes desiderata d’affectation, avec tout l’aplomb de la jeunesse, j’osais alors écrire "cosmonaute" ce qui ne manquait pas de susciter quelque interrogation dans la chaine hiérarchique.

Dans le cadre de ma progression, par cette belle nuit, j’effectuais un vol qui pour la première fois m’expédiait en solo dans la haute atmosphère. Les médisants soutiennent qu’un pilote de monoplace perd la moitié de son quotient intellectuel en se mettant aux commandes; les mêmes ajoutent que la nuit, il perd encore la moitié de ce qu’il lui reste de son QI… Ceci explique peut-être la suite.

Parti de Lorient-Lann Bihoué, je commençai donc par une longue montée jusqu’au niveau de vol 380, soit approximativement 38000 pieds (11400 mètres d’altitude). En arrivant à la verticale de Cherbourg, la vue portait sur la côte sud d’Angleterre dont les lumières se détachaient sur le noir de la Manche. Arrivé à Evreux, je distinguai fort bien les lumières de la capitale avant de mettre le cap sur Tours. Là, une percée dirigée, c’est à dire aux ordres d’un contrôleur au sol, était programmée, suivie d’une approche finale en configuration d’atterrissage à l’issue de laquelle je remis les gaz et montai au niveau 420 (soit 12600 mètres d'altitude). 1h40 après en être parti, je me posai à Lann Bihoué.

Il faut peut-être préciser que, dans cet avion, on ne respire que de l’oxygène pur à 100%. Il faut savoir aussi qu’un organisme jeune (disons moins de 30 ans) a besoin de plus d’oxygène et donc en consomme davantage (affaire de métabolisme), motif parmi d’autres, m’a-t-on dit, pour lequel les cosmonautes ont tous dépassé la trentaine. Et puis la tension liée à la découverte des premiers vols est un motif supplémentaire à consommer de l'oxygène.

C’est lors du transit entre Tours et Lann Bihoué que l’idée saugrenue me vint d’effectuer "une sortie dans l’espace". Je voyais, sur ma gauche et sur ma droite, les tâches lumineuses faites par Angers, Nantes, Rennes ou Saint-Nazaire. J’étais bien dans cet avion, comme au balcon d’un grand théâtre à la dimension de l’Anjou et de la Bretagne réunis. Alors, par l’imagination, je m’évadai de l’avion et m’installai au-dessus de lui. Je le regardais avec ses ailes blanches qu’éclairait une lune presque pleine et son pilote assis à l’avant de ce long cigare, le tout se détachant sur le fond ombre et lumière de l’ouest de la France…


(source photo: Marine Nationale)

Après un petit moment de cette évasion imaginaire hors de mon vaisseau spatial, je commençai à ressentir comme un malaise. Je compris que je sortais là du domaine du supportable, qu’il était urgent que mon esprit trop imaginatif revienne rejoindre son corps dans la chaleur du cockpit. Et c’est ce que je fis en me disciplinant, en m’attachant à observer les instruments, en calculant l’heure précise de début de descente et en identifiant avec exactitude les grandes tâches lumineuses des villes que j’observais. En quelques mots, en faisant mon travail de pilote et en oubliant le poète qui sommeillait en moi.

Le lendemain, je racontai cet épisode à un groupe de pilotes chevronnés (plus de 1200 heures de vol pour le plus jeune et quelques milliers pour la plupart… à comparer avec les modiques 420 heures que je comptabilisais alors). C’est là que le maître principal Roger me dit gentiment que j’étais un rêveur et que cela finirait par me jouer un tour. Je l’ai écouté et ne suis plus jamais ressorti dans l’espace.

Goz Beïda le 11 juillet 2002

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Space Oddity (David Bowie)

Tour de Contrôle à Major Tom
Prends tes cachets de protéines et mets ton casque
Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un, décollage

Tour de Contrôle à Major Tom
Le compte à rebours commence, les moteurs sont allumés
Vérifie la mise à feu et que Dieu soit avec toi

Ici Tour de Contrôle à Major Tom
Tu l'as vraiment fait
Maintenant il est temps de quitter la capsule si tu l'oses

Ici Major Tom à Tour de Contrôle
Je franchis la porte du sas
Je flotte vraiment très bizarrement
Et les étoiles ont l'air très différentes aujourd'hui

Ici
Suis-je réellement assis dans une boîte de conserve?
Loin au-dessus du monde
La planète Terre est bleue
Et il n'y a rien que je puisse faire

Bien que j'ai dépassé cent cinquante mille kilomètres
Je me sens immobile
Et mon vaisseau sait sûrement quelle route prendre
Dis à ma femme que je l'aime énormément, elle le sait

Tour de contrôle à Major Tom
Ton circuit est mort, quelque chose ne va pas
Peux-tu m'entendre, Major Tom ?
Peux-tu m'entendre, Major Tom ?
Peux-tu entendre...

Ici
Suis-je réellement assis dans une boîte de conserve?
Loin au-dessus de la lune
La planète Terre est bleue
Et il n'y a rien que je puisse faire...




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