Tir au but… cible abattue ! (1971)

En ce mois de février 1971, la Flottille 14F où j’étais chef du service "Opérations" était une fois encore stationnée sur la base aéronavale de Nîmes-Garons. C’était l’époque où, fort de toutes les qualifications possibles sur Crusader (confirmé jour et nuit à l’appontage, carte verte* avec les minima météo en plafond et en visibilité attribués à son détenteur, tir de missiles Air/Air Matra 530 et Sideminder et chef de patrouille), j’étais en plus " leader" de la section de deux avions en charge de la présentation en vol lors des diverses manifestations aériennes. En quatre ans à peine sur Crusader, j’avais déjà effectué 1000 heures sur l’avion dont 200 de nuit. L’année précédente j’avais été chef de service sur la Jeanne d’Arc et l’avenir m’était ouvert à 30 ans à peine… ou 30 ans déjà.

J’avais bien, pour diverses raisons, songé à quitter mes chers avions pour ceux beaucoup plus gros d’Air France mais je n'avais pas dépassé, dans les dédales de notre compagnie très nationale, le premier barrage en la personne d’une blonde secrétaire qui décréta qu’on n’avait pas besoin de moi. J’avais aussi songé à partir pour l’Australie, en recherche à cette époque d’immigrants venus de la blanche Europe et de pilotes avec un bon bagage. Soazic, déjà elle, était prête à aller voir comment l’on vit la tête en bas. Mais rien de cela ne se fit et la vie de flottille continua.

A cette époque, l’amiral commandant l’aviation embarquée avait une véritable aversion pour le Crouze. Cet officier au passé glorieux et au physique de condottiere, avait aussi un côté "écolo" qui se traduisit par l’ordre de faire expérimenter par deux pilotes le décollage systématique sans post-combustion, à seule fin de diminuer les nuisances sonores, de jour comme de nuit, même à Hyères où la piste était ultra courte. Je fus désigné comme l’un des deux. Vous avez dit "Sécurité des vols"? Vous connaissez beaucoup de pilotes qui décollent avec seulement un moteur sur deux ou avec la moitié de la puissance?

Bien sûr à Hyères, en fonction de la température, il fallait calculer la quantité de carburant qu’il était possible d’emporter pour que la longueur réduite de la piste permette tout de même le décollage. Ainsi fut fait... Le Crouze m’aimait bien, j’avais en lui une confiance qui ne s’est jamais avérée excessive et il ne m’a jamais "lâché". A Hyères, une fois atteinte la vitesse de décollage, nous nous amusions – l’avion et moi – à rester collés à la piste jusqu’à l’extrémité, histoire de donner quelques sueurs froides aux contrôleurs, au commandant de la base, au chef des Opérations… dont les bureaux donnaient sur la piste. Agaceries ou gamineries de pilote, dont je garde un excellent souvenir...


Or donc, en ce mois de février, la 14F devait tirer (en vue de l’abattre) sur des avions cibles CT 20 lancés de l’île du Levant près de Hyères armés avec des obus inertes de 20 m/m. Le Crusader, quant à lui, était équipé de quatre canons placés deux par deux, l’un au dessus de l’autre, dans le fuselage de part et d’autre du cockpit. En entrainement nous n’armions que deux canons, un de chaque bord.

Pour ce type de vol, l’avion-cible évoluait entre 5000 et 10000 pieds, soit 1500 et 3000 mètres d’altitude, sur un axe qu’il parcourait dans les deux sens jusqu'à’ épuisement de son carburant, sauf s’il avait été abattu avant. Sa taille réduite en faisait une cible malaisée à atteindre. Pour ce faire, nous venions pas section de deux avions, avec un écart suffisant dans la noria de tir pour que l’un annonce fin de passe ("out" dans le jargon) quand l’autre annonçait "in" (c’est à dire début de passe), le point de départ se situant à une altitude d’environ 3000 pieds supérieure à celle de la cible et sur l’avant de son travers.

Depuis deux jours, les meilleurs s’y étaient déjà essayés… en vain. L’avion-cible n’avait jamais été abattu et retombait, carburant épuisé, au bout d’un parachute. Je partis à mon tour avec, comme équipier, un jeune pilote sur la progression de qui je veillais ; il avait un sens inné de la cinématique relative et il était réceptif à mes idées sur le vol en général et sur la chasse tout temps en particuliers. Fort de mon score en tir canon air/air sur panneau remorqué de la campagne de tirs du mois d’août (soit en toute modestie: deuxième en pourcentage, premier en régularité) et de l’enseignement tiré de la lecture des récits de chasse de la deuxième guerre mondiale, je partis décidé à faire - une fois n’est pas coutume - ce qui était interdit: j’arrivai donc pour une première passe de tir, plein arrière et en dessous de la cible que j’alignai dans le viseur et, à la distance voulue, j’appuyai sur la détente. Les obus avec traceurs me donnaient une idée précise de leur trajectoire. Bien sûr la durée de tir se mesure en secondes, trois, peut-être quatre, et lors de la première passe, je ne corrigeai pas assez et je vis la rafale d’obus passer juste en dessous de la cible.

"Leader, deuxième passe, in": j'engage de nouveau l’avion dans la trajectoire me conduisant une fois encore plein arrière, en dessous, en montée. Complètement concentré sur l’objectif, les boutons d’armement sur "on", sélecteur sur "canons"… Dans le viseur, le court empennage de l’avion-cible grossit et lorsqu’il parvient à la taille requise pour débuter un tir efficace, j’appuie sur la détente. Les premiers obus avec traceur passent encore en dessous. J’augmente avec souplesse le cabré de l’avion, je vois alors les obus frapper le ventre de la cible et… le carburant qui s’en échappe! Fin de tir, plein gaz, "Leader out, tir au but observé" annonçai-je, en virage serré à droite et en montant. Tout cela n’avait duré que deux ou trois secondes, autant dire deux ou trois siècles tant il est vrai que leur intensité provoque une dilatation du temps. Mon équipier eut le temps d’effectuer une deuxième passe avant que le contrôleur du centre d’essais de Méditerranée nous annonce: "arrêt moteur, perte de contrôle de la cible" puis " cible abattue".

En rentrant à Nîmes, 30 minutes plus tard, je jubilais… Il n’était que de voir la tête des autres pour comprendre que nous venions de faire des jaloux. Et c’est là un petit plaisir qui ne coûte pas cher et ne fait finalement de mal à personne. Fidèle jusqu’à aujourd’hui au précepte "n’avoue jamais!" la façon dont je m’y étais pris resta un secret, tout comme le rôle des lectures de récits de guerre parmi lesquels "Le grand Cirque" de Pierre Clostermann et "Jusqu’au bout sur nos Messerschmitt" du général Galland

Goz Beïda le 11 juillet 2002

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*Carte verte : cette carte concrétisait à l’issue d’un stage d’une semaine dans un escadron spécialisé de l’Armée de l’Air et un vol de contrôle effectué sous capot, donc sans rien voir à l’extérieur, l’aptitude d’un pilote à voler avec précision à l’aide des seuls instruments de bord. Selon le niveau (carte blanche ou carte verte) le pilote était autorisé à voler par des conditions de visibilité et de plafond plus ou moins réduites appelées les "minima-pilotes".

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