Expérimentations de nuit aux limites (1973, 1975)

C’était du temps où le grand patron de l’aviation embarquée était un de ces chefs que je n’apprécie guère. Il aimait écraser ceux qui le craignaient mais a contrario respectait qui lui résistait. Il n’aimait pas le Crusader, ne vola jamais dessus et le jeune officier que j’étais fut heurté en l’entendant dire à la cantonade sur la passerelle d’un porte-avions: "je ne connais qu’une bonne place pour ce type d’avions: par-dessus bord", ce qui non seulement était absurde mais également sans égards pour ceux, pilotes et mécaniciens, qui le mettaient en œuvre de jour et de nuit.

Pourtant, quelques années plus tard, il publia un livre sur les questions de Défense qui m’a longtemps servi de bible. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer du genre humain. Toujours est-il qu’à son état-major, on se triturait les méninges pour utiliser ce pur avion de chasse tout temps qu’est le Crouze en avion d’attaque à la mer, voire d’attaque à la mer nocturne. Car à la différence de l’Etendard IV M, il avait été conçu pour voler de nuit. Cela finit par déboucher sur deux expérimentations. Mon total d’heures de vol de nuit étant respectable, j’eus le privilège d’y participer activement.

La première fois, ce fut en compagnie du commandant de la 12F dont j’étais alors le second. En cette nuit de 1973, au large de Lorient, un Étendard largua une luciole (bombe éclairante sous parachute) sensée mettre en lumière un navire de guerre (un escorteur d'escadre, cf. photo)… Nous sommes stables à une altitude de 5000 pieds (1500 mètres) en vol rectiligne horizontal à 300 nœuds soit 550 km/h et je me tiens à deux milles nautiques (3,5 km) derrière le leader. Celui-ci entame bientôt un piqué à 20°. Naturellement, avec la lumière émise par l'unique luciole, il n’est pas question de distinguer l’horizon: le pilotage se fait aux instruments tout en regardant dans l’axe, au travers du viseur faiblement éclairé, pour tenter de voir la silhouette du bateau que l’on est sensé viser… Il ne faut surtout pas oublier de "casser" la descente puis de cabrer en ne passant jamais en dessous de 500 pieds, altitude de sécurité dans de telles conditions.

La cible: un escorteur d'escadre.
(source: ici)

A la vitesse de 400 nœuds environ en fin de passe de tir, les choses vont vite. 25 secondes plus tard, j’entame à mon tour le même piqué en annonçant "Bleu 2, in" au moment même où le leader annonce "Bleu leader, out". J'établis l’avion en piqué, coup d’œil aux instruments – horizon, cap, vitesse, altimètre… Je cherche à entrevoir la silhouette de l’objectif marin tandis que la luciole, partie de 5000 pieds, est déjà bien descendue et se trouve dans mon champ visuel. Retour aux instruments... damnation!! 500 pieds à l’altimètre, en descente à 20° de piqué! Réaction immédiate: je tire violemment sur le manche pour cabrer tout en annonçant "Bleu 2, out" d’une voix étouffée par les "G". Je n’ai pas su à combien de pieds j’avais survolé la mer…

Lors du "débriefing", mon commandant fit en quelques mots la synthèse de ce vol "sacré jeu de cons! Et encore, le bateau ne nous tirait pas dessus". Ainsi prit fin la phase 1 de l’expérimentation.

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Deux ans plus tard, vers l’automne 75, la phase 2 de l’expérimentation fut ordonnée. J’étais alors commandant de la 12F. Celui de l’aéronautique navale de Landivisiau était un pilote aux états de service prestigieux comme pilote opérationnel en Indochine puis comme pilote d’essai. Il avait le respect de tous sur la base et aussi dans les états majors où ses avis faisaient autorité. Très grand, lui qui avait volé sur près de 70 avions de type différent avait une faiblesse pour le Crouze, bien adapté à sa taille! Il volait régulièrement depuis plusieurs années sur les Crouze de la 12F et nous avions effectué nombre de vols ensemble. L'expérimentation lui inspirait manifestement quelques réserves et après m’en avoir parlé, il m’avait demandé d’être l’expérimentateur. Cela paraissait naturel compte tenu de mes fonctions, de mon expérience nocturne et de la première expérimentation déjà effectuée.

Quatre vols étaient prévus, à raison de deux vols par soirée deux nuits de suite. Seul le dernier vol devait s’effectuer à deux avions. Chaque mission se déroulait en deux parties: la première partie consistait à faire larguer par un Etendard IVP accompagnateur, un "pattern" de bombes éclairantes en tenant compte du vent (car ces bombes sous parachute à descente lente dérivent avec le vent), de façon à éclairer autant que possible l’escorteur d’escadre désigné pour cible (il s'agit d'un bateau, comme on en voit ici). La deuxième partie consistait pour le Crouze à effectuer un savant parcours dans les trois dimensions afin de réaliser un maximum de passes de tir sur la cible. La difficulté allait croissant d’un vol sur l’autre : si l'on imposait route et vitesse au bateau lors du premier vol, lors du quatrième et dernier vol, il avait liberté de cap et de vitesse dès la mise en place de l’ensemble des bombes éclairantes. Pour l’Etendard le vol était simple: en formation serrée sur le Crouze en vol rectiligne horizontal à 3000 pieds (ou sous la couche), il larguait ses charges sur ordre du leader puis rentrait directement à Landivisiau. La vraie difficulté du début à la fin était pour le Crouze et surtout pour son pilote, en l’occurrence moi.

En fonction du vent et de la route initiale du bâtiment, je devais choisir la façon de mettre en place le dispositif éclairant selon deux axes parallèles ainsi que l'intervalle entre les charges (disponibles en nombre limité), le tout adapté aux conditions et à la vitesse maximale du bateau-cible. Cela fait, commençait un enchainement de piqués avec visée, suivis de remontées en altitude en effectuant un virage de 90 degrés suivi encore, une vingtaine de secondes plus tard, d’un virage serré à 180 degrés me conduisant à une nouvelles passe de tir, décalée de 90 degrés par rapport à la précédente.

A la différence de la première expérimentation, deux ans auparavant, la cible était bien visible en raison de l’intensité lumineuse de son environnement. Le pattern en deux lignes donnait un semblant assez réaliste d’horizon. Ce n’était à l’évidence pas un vol pour débutant mais, en pilote expérimenté, je trouvai une grande satisfaction à effectuer ce mélange de pilotage à vue et de vol de nuit et donc aux instruments, un œil dedans, un œil dehors. Lors des trois premiers vols, je réalisai ainsi plusieurs "passes" jusqu’à extinction des bombes éclairantes. Tout se passa pour le mieux, sans frayeurs, sans adrénaline. Les deux soirs, pendant l’intervalle séparant les deux vols, le commandant de la base vint à la 12F. C’était inhabituel pour un commandant de base, mais pour le pilote d’essais prestigieux qu’il était, c’était naturel. Nous parlions du vol effectué et du suivant ; de fait, il est rare qu’un chasseur effectue deux vols de nuit à la suite. De plus ces vols étaient complexes et exécutés à basse altitude, c’étaient en somme des vols à risques.

Pour le retour du quatrième et dernier, effectué cette fois à deux avions, il était donc là, aussi content que nous du plein succès de l’expérimentation. En effet, nous avions si bien cadré la cible que pendant que mon second et moi-même faisions passe de tir après passe de tir, nous pouvions voir l’escorteur d’escadre s’escrimer à nous échapper, virer à gauche ou à droite tout en jouant – mais en vain – de la puissance de ses turbines à vapeur… Le décalage entre les deux avions permettait d’avoir en permanence l’un en passe de tir tandis que l’autre se préparait à faire de même avec une différence de 90 degré.

En fin de compte les missions du Crouze ne furent pas changées. Il ne devint jamais un avion d’attaque à la mer et demeura le chasseur tous temps pour quoi il avait été conçu.

Goz Beïda le 13 juillet 2002

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