Au cœur de l’orage (2004)*

"Nous voici au cœur du problème" me dis-je, tandis que je faisais face à une montagne de nuages noirs qui se dressait entre le Cessna 182 d’Aviation Sans Frontières et, à cent kilomètres au-delà, la nouvelle piste allongée de Goz Beïda.

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En cette saison des pluies 2004, deux camps de réfugiés en provenance du Darfour avaient été installés, l’un avec 15 000 âmes à proximité de Goz Beïda - bourgade de 6000 habitants proche de la frontière avec le Soudan - l’autre à 40 km plus au sud avec 20 000 personnes.

Camp de Djabal
(à 2km de Goz Beida)

Si la piste de Goz Beida avaient été agrandie en largeur et en longueur pour être praticable par la flotte d'avions onusiens, ce n’était pas le cas de celle, caillouteuse, qui desservait l’autre camp avec ses dix mètres de largeur et ses 450 mètres de longueur. Le Cessna était pratiquement le seul moyen de liaison, sorte de taxi-ambulance constamment disponible pour les cadres des ONG, pour les visiteurs et envoyés des offices onusiens (HCR, OMS, PAM, UNICEF, etc) ainsi que pour les évacuations sanitaires vers Goz Beïda, Abéché et même Ndjaména, la capitale à quatre heures de vol, pour les cas les plus graves. Pour l’ensemble des deux camps et des deux bourgades avoisinantes, on ne comptait qu’un médecin, un chirurgien et une vingtaine de membres des deux ONG italiennes qui y œuvraient.

Piste d'atterrissage pour le camp de Goz Amir

Il fallait compter une heure quinze de vol pour se rendre à Abéché, dans le nord-nord-est. Or c’était dans l’est que les nuages s’accumulaient depuis la mi-journée et je savais que leur progression vers l’ouest avait quelque chance de me poser problème au retour. Il fallait ajouter trente minutes jusqu’au décollage et le soleil se couchait à 18h. Pour ces raisons, sauf impératif, nous évitions de programmer des vols tard dans l’après midi.


(Source photo ici - attention: son sur le site!)

Il était 14h passées quand la chirurgienne italienne m’avait demandé de conduire à Abèche l’unique anesthésiste du petit hôpital, un Tchadien, pour un examen radiologique d’urgence. Le responsable de l’avion onusien qui devait le transporter initialement l’avait refusé au dernier moment, c'est à dire vers 13 heures, pour cause de VIP non prévue et prioritaire….

A l’aller, le vol n’avait posé aucun problème. Pour gagner du temps, je n’avais pas complété le plein à Abéché. Pour rentabiliser le vol au profit de l’ONG, je chargeai l’avion avec des sacs de ciment dont le besoin était bien réel pour les infrastructures en cours de construction dans les camps. A 50 kilos le sac, je pus ainsi en charger quatre puisque je n’avais aucun passager. Je fus tenté un moment de rester sur place en voyant s’approcher la masse nuageuse et peu à peu tourner et forcir le vent, mais l’absence de moyens pour camper solidement l’avion me fit choisir d’aller affronter le mauvais temps en vol, d’autant que pour une fois je n’avais pas charge d’âme à bord.

Tandis que j’avançais, perdant de plus en plus d’altitude à seule fin de garder la vue du sol, il me revint en un éclair le souvenir déjà ancien d'un vol où je m’étais trouvé par nuit noire, sans terrain de déroutement et dans des conditions météorologiques difficiles. C’est au moment de mettre mon monoplace en configuration d’appontage qu'une double panne s’était révélée. Pour commencer, l’indicateur d’incidence n’était pas cohérent avec l’indicateur de vitesse. Je n’avais aucun moyen de savoir lequel était erroné. Pris entre le risque d’être trop lent et celui d’être trop rapide, selon celui des deux indicateurs que choisirai de croire, j’avais décidé de diviser la marge d’erreur en prenant un moyen terme entre les deux indications. C’est alors que le régulateur de vitesse était tombé en panne franche. Comme aujourd’hui, je m’étais dit: "nous voici au cœur du problème." Nous: l’avion et moi...

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Le zigzag lumineux d’un éclair me ramena à la réalité présente. La barrière de nuages que j'avais observée lors du trajet aller, une heure et demie plus tôt, était devenue plus active, plus menaçante, plus dangereuse et s’était déplacée, me barrant la route. La pluie torrentielle frappait maintenant l’avion, couvrant le pare-brise d’un rideau opaque. Je jetai un bref coup d’œil sur mes sacs de ciment pour contrôler qu’ils restaient bien à leur place. Je ne voyais strictement plus rien devant moi ; sur le côté j’apercevais le sol et arrivais à distinguer les arbres dont le sommet n’était plus très loin des roues de l’appareil. Le ruissellement de la pluie me permettait cependant de voir par la partie latérale arrondie du pare-brise. Comme je savais la plaine hérissée de petites collines, je me mis à faire décrire à l’avion une courbe sinusoïdale autour du cap qui me conduisait à Goz Béïda, de telle sorte que je pouvais garder la vue sur l’avant de ma route. Volant ainsi, moitié aux instruments en m’aidant de l’horizon artificiel, moitié à vue, je progressai vers le sud.

L’avion était maintenant violemment secoué et je n’avais pas trop de mes deux mains et de mes deux pieds pour en maîtriser les mouvements lorsque les rafales de vent cherchaient à le retourner. Je me félicitais d’avoir bien lesté l’avion. La pluie redoublait, la lumière du jour n’éclairait plus que faiblement le sol, les éclairs se succédaient à un rythme accéléré. Couvert de sueur, muscles tendus, je ne m’avouais pas vaincu. Face à la force brutale des éléments déchaînés, je restais calme et confiant, confiant dans ma machine, confiant en moi: n’avais-je pas décidé en connaissance de cause d’effectuer ce vol ?

Après des minutes qui me semblèrent très longues, j’aperçus sur la gauche une lueur sur l’horizon, si toutefois on pouvait parler d’horizon. Je dirigeai l’avion vers elle, toujours collé au sol, et au bout de peu de temps l’intensité de la pluie commença de diminuer tandis que s’ouvrait devant moi une somptueuse voûte noire striée d’éclairs. Je compris que je me trouvais entre deux cumulonimbus** dont les sommets étaient joints, laissant entre leurs bases cet espace salvateur… Le spectacle était grandiose et il n’y avait personne avec qui partager le plaisir que sa contemplation m’offrait. "Une anecdote de plus pour ma fille, peut-être…" J’avais maintenant partie gagnée dans ce combat avec les éléments.

Une demi-heure plus tard, j’étais posé, juste avant la nuit.


Banguy, le 21 avril 2005

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* Cette anecdote a inspiré un passage du roman « La saison des pluies ou le trèfle à quatre feuilles » (éditions Bénévent)

** les cumulonimbus, nuages à développement vertical pouvant monter à 12 000 mètres et plus, sont le centre d’orages particulièrement violents et de turbulences internes pouvant être fatales à tout aéronef qui y pénètre.

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