"Objectif Birao" avec Médecins sans Frontières (2006)

Arrivé à Banguy, capitale de la République Centrafricaine (RCA), un dimanche matin du mois de juin 2006 (début de la saison des pluies), je ne dispose que de quelques heures pour prendre la suite de mon prédécesseur. Dans ce laps de temps, j’apprends que Médecins Sans Frontières est preneur d’une mission à destination de Birao dans le nord-est du pays, proche de la frontière soudanaise. Mission risquée, me précise-t-il, qu’il laisse à mon discernement le soin d’accepter ou non.

Dans les jours qui suivent, entre deux vols ou deux missions, je prends contact avec MSF-Hollande. Le chef de mission, prénommé Hans, est un logisticien allemand qui me précise ses objectifs: faire sur place un inventaire des besoins sanitaires de la région de Birao alors contrôlée par les insurgés tandis que la population, terrorisée, a fui dans la brousse et se retrouve sans soins depuis déjà plusieurs mois. MSF a toutes les raisons de croire que l' état de santé général, et celui des plus faibles, enfants et vieux, en particulier, sont pour le moins inquiétants dans une zone où sévit le paludisme à cette période de l'année. A la fin de la saison des pluies, MSF-Hollande et MSF-France avaient donc l’intention de se rendre sur place avec leurs propres véhicules tous-terrains pour tenter d’y remédier

Dès lors, je multiplie les visites indispensables: à notre ambassade pour avoir une idée plus précise de la situation, au représentant de MSF-France, à celui de WWF* (un Centrafricain particulièrement aimable qui a la clef de la réserve d’essence entreposée sur le terrain intermédiaire de Bria), à la Gendarmerie Centrafricaine qui seule peut donner l’autorisation de se rendre sur tel ou tel aérodrome et en faire dégager les obstacles qui obstruent la piste... Car, depuis plusieurs mois, toutes les pistes d'atterrissage de la RCA ont été ainsi fermées pour empêcher les avions intrus de se poser. De fait, une guerre qui ne dit pas son nom ravage le nord du pays.

Pour se rendre de Banguy à Birao, une escale à Bria s'impose
(cliquez sur la photo pour l'agrandir ; source photo : ici)

Quand tout cela est fait, je retrouve les représentants de MSF-France et Hollande là où je loge, c’est à dire à l’Institut Pasteur. Ils souhaitent faire la mission à trois, avec l’envoyé parisien de MSF, mais je limite à deux le nombre des passagers car il me faut emporter 80 litres d'essence en bidons de 20 litres à la place du troisième passager. Ils en conviennent. Reste à attendre la météo adaptée à ce vol difficile: nous sommes en pleine saison des pluies.

C’est tôt le matin que nous décollons. Nous sommes au-delà de la charge autorisée, comme souvent quand la longueur de la piste le permet. Le ciel est chargé. Un front doit passer sur Birao, mais sur Bria, terrain intermédiaire situé nettement plus au sud, au vu de l’image satellite, ce doit être bon.

Deux heures de vol nous attendent, effectuées à basse altitude pour bénéficier d’un petit vent portant du secteur ouest (en altitude, nous l’aurions eu dans le nez, fort et du secteur est). En place droite, Hans, plutôt pâle, silencieux ; derrière, notre médecin de MSF-France, un Camerounais sympathique, souriant, mince et détendu ; à côté de lui, les bidons d’essence. Derrière, leur matériel rangé dans le coffre.

L’arrivée à Bria s’effectue au-dessus d’une zone boisée. La piste étroite et longue apparaît comme une cicatrice rouge dans le paysage. Pour la voir, il faut se trouver dans l’axe car la hauteur des arbres empêche de la distinguer quand on se présente sous un autre angle, sauf à être à une altitude suffisamment élevée. Le plafond est bas et les nuages sombres et lourds ont quelque chose de menaçant.


La piste d'atterrissage...

C’est finalement en arrivant à sa verticale - le GPS est une invention remarquable - que je découvre enfin la piste. Ouf! Mais bon, pour les passagers et leur confort, il convient de rester impassible. Le pilote n’est jamais inquiet et donc… jamais soulagé: ce fut un "ouf" très intériorisé. Le retour sur la terre ferme se fait sur une piste aussi étroite que vide de tout, c'est à dire sans troupeau de gazelles ou d'éléphants. Une fois l’avion contrôlé, je continue le roulage jusqu’à découvrir un espace qui ressemble à une aire de stationnement. Attente que quelque chose se passe, que quelqu’un vienne. Et effectivement, au bout de quelques minutes un bruit sympathique de diésel annonce l’arrivée d’une équipe avec un tracteur et une citerne de carburant. La réserve d’essence sur place est limitée mais je prends tout de même le nécessaire pour compléter le plein sans toucher à nos bidons: nous en aurons besoin à Birao où ne se trouve aucune réserve d’essence.

A peine le plein terminé, le ciel nous tombe sur la tête. Pluie tropicale intense… La décision est vite prise. Nous arrêtons là notre progression. Je campe l’avion pour le reste de la journée et la nuit. Le chef d’équipe nous conduit à un refuge dont le confort très sommaire va nous permettre de rester au sec et de passer la nuit. Nous nous nourrissons de sardines à l’huile et de biscuits en regardant la pluie tomber. Quant au petit déjeuner… nous pouvons toujours en rêver. Il n’y en aura pas!

Au matin, la pluie s’est arrêtée mais le plafond reste bas et nous sommes dans l’ignorance de la météo à Birao. Heureusement, Hans dispose d’un téléphone satellite et entre en communication avec sa base. Il me faut enore expliquer comment et à qui téléphoner au bureau météo de l’aéroport de Bangui. Après plus d’une demi heure de communications diverses, nous finissons par comprendre que Birao est désormais aéronautiquement fréquentable et ce, pour plusieurs heures. Birao certes mais qu’en est-il entre les deux terrains ?

Nous voici de nouveau installés à bord du petit avion. Toujours aussi lourd. La piste est longue mais ce n’est pas celle de Bangui! Étroite, terreuse, avec une haie de hauts arbres de part et d’autre et… à chaque extrémité. Mais j’aime bien "mon" CESSNA 182, nous volions déjà ensemble l’an passé. Nous formons un bon tandem. Depuis qu’il a le bon horizon artificiel fiable que j’avais réclamé avec insistance l’année précédente, je ne crains pas de voler "aux instruments" (et cela me servira plus tard au Niger).

Décollage. Nous passons dans un trou au dessus de la couche nuageuse, contournons un gros et méchant nuage puis continuons au cap nord-nord-est vers Birao. Nuages bas et grains se succèdent. De temps à autre, il faut zigzaguer pour garder la vue du sol. Puis le ciel commence à s’éclaircir. Nous survolons à 1000 pieds environ, et sans plus de méfiance, la zone contrôlée par les rebelles. Je reconnais le paysage car, l’an passé, je suis déjà venu par là. Birao n’est plus qu’à 40 minutes de vol mais, tandis que le relief remonte, le plafond s’abaisse. Aucun moyen de savoir ce que l’on trouvera derrière, pas question de revenir sur nos pas, pas question non plus de rentrer dans ces mauvais nuages. Alors je descends de plus en plus bas. Bientôt le sommet des arbres n’est pas loin sous nos roues.

Comme je connais un peu le coin, je décale la route sur la droite pour trouver une vallée qui débouche sur la plaine de Birao. C’est à mon grand soulagement qu’au sortir de la vallée, je constate que le plafond s’élève. Notre destination se rapproche Cette fois j’aperçois de loin la piste coincée entre ses deux rangées d’arbres ; nous voilà sauvés… sauf qu’en arrivant à la verticale, il me faut bien constater que tout au long de ses 2000 mètres, les obstacles ont été accumulés sur la piste. J’en fais le tour pour voir si par hasard, il ne serait pas possible de se poser en slalomant entre eux, comme il m’est déjà arrivé de le faire une fois. Mais non, ce ne serait vraiment pas raisonnable avec un avion aussi chargé en passagers, matériel et... bidons d'essence.

Je mets alors le cap sur la ville qui se trouve 8 km plus à l’est. Nous la survolons à basse altitude et je repère la caserne au dessus de laquelle je vire en faisant des appels de moteur. Au bout de quelques minutes, je perçois une grande agitation. C’est bientôt une file de camions qui en sort, précédée d’un véhicule léger. Elle emprunte la piste de terre qui conduit à l’aérodrome. J’adopte un régime économique pour le moteur tout en suivant la progression des militaires. Une demi-heure plus tard, une partie de la piste suffisamment longue est dégagée. Nous nous posons enfin et roulons jusqu’à l’aire de stationnement. Un lieutenant nous attend, impressionnant dans sa tenue camouflée mettant en valeur une carrure d’athlète. Un officier de police l’accompagne qui va éplucher attentivement mon passeport avec ses multiples visas de pays du Sahel et du Proche-Orient qui semblent l’intriguer.

Le lieutenant nous explique qu’il nous attendait la veille et était sans nouvelles depuis. Voilà pourquoi la piste était fermée. La négociation avec MSF commence alors ; en effet les rebelles ne sont pas loin… et il faut laisser un détachement pour garde l’avion: cela à un prix, sur lequel il faut bien finir par s’entendre. Pendant la négociation, je vide les bidons dans les réservoirs puis campe l’avion en liant par des lanières les ailes et la queue à des piquets plantés dans le sol, pour la cas où un coup de vent viendrait à se lever. Puis nous repartons pour le bourg avec le lieutenant et le reste de sa section.

La venue de MSF et d’Aviation Sans Frontières (ASF) constitue un événement. Nous sommes en juin 2006 et le dernier avion civil qui s’était posé était celui… d’ASF en octobre 2005! Un grand "briefing" a été organisé en présence du préfet et des autorités militaires et policières. Nous découvrons la situation de Birao, ville assiégée** , et je retrouve le médecin centrafricain qui avait pris ses fonctions lors de mon dernier passage un an plus tôt. Son témoignage sur la situation sanitaire de la zone est essentiel et fort inquiétant. Il est le dernier médecin à avoir sillonné la région, d’ailleurs au péril de sa vie, nous apprend-t-il sobrement. Quant aux militaires, quand ils ont compris comment nous avons choisi notre itinéraire, ils nous prennent manifestement pour des inconscients. Il me faut leur expliquer que, faute de réserve de carburant sur Birao, nous avons les "jambes courtes" ce qui ne nous laisse pas vraiment le choix de la route. Eux s’en inquiètent pour notre retour.

Avec MSF et le médecin de Birao, nous visitons les installations sanitaires puis tous les quartiers de la ville. Le soir, un repas est organisé en notre honneur. Nous sommes décidément les bienvenus. Nous ne repartons que le lendemain en début d’après-midi, laissant ainsi aux représentants de MSF le temps de compléter l’information dont ils ont besoin et d’obtenir quelques réponses supplémentaires aux questions qu’ils se posaient à Bangui.

Un appel téléphonique nous apprend que la météo est optimiste pour notre arrivée à Bangui. Sur place, c’est ciel bas et perspective de survol de la zone dangereuse. Je ne serai véritablement à l’aise qu’une fois arrivé… mais cela, je suis seul à le savoir.

La section entière nous raccompagne au terrain. Ont-ils peur qu’on nous enlève? Sans doute. L’officier de police attend jusqu’au dernier moment, alors que je m’apprête à prendre place aux commandes, pour me rendre mon passeport. Sans commentaires. Je vais alors saluer le lieutenant. Il a l’air inquiet et me dit en guise d’au-revoir et bon voyage : "que Dieu vous ait en sa sainte garde". Encore faut-il y croire… Je regarde le plafond toujours très bas et, l’air serein, du moins je l'espère, le remercie puis prends place sur mon siège en faisant un sourire confiant à mes compagnons. Nous décollons sous la pluie et mettons le cap sur la zone hostile. Quel programme! Bonjour l’adrénaline!

Survol de la forêt centrafricaine

En réalité ma religion est faite depuis la veille: en volant suffisamment bas au dessus des arbres, les tireurs éventuels n’auront pas le temps de viser et je demande à mes voyageurs de veiller à l’extérieur et de m’annoncer tous tirs éventuels. Hans blêmit un peu plus. 40 minutes plus tard, nous voilà passés sains et saufs. Reste à négocier notre billet de retour avec la météo et les rideaux de pluie dense. Face à la pluie, mon critère de passage est visuel: si, à travers le rideau de pluie, je peux distinguer dans le lointain un vague horizon, c’est que je peux passer. Sinon, eh bien je suis le rideau jusqu’à ce que l’horizon finisse par se distinguer. Cela peut prendre cinq minutes... ou quinze et rallonge la route. C’est ainsi qu’une escale et cinq heures trente plus tard, nous nous posons à Bangui, mission accomplie.

Dans les jours suivants, le médecin de MSF France et le représentant parisien de MSF m’ont invité à diner au restaurant. Je comprends qu’ils ont apprécié bien qu’ils ne se cachent pas de ne pas aimer les militaires. Mais j’ai dû trouver grâce à leurs yeux. Pourtant, n’est-ce pas mon expérience toute militaire qui m’a permis d’exécuter la mission ?

Terre de Feu le 17 décembre 2010


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* WWF : initialement World Wildlife Fund (littéralement "Fonds mondial pour la vie sauvage"), rebaptisé en 1986 World Wide Fund for Nature (littéralement"Fonds mondial pour la nature"), puis simplement WWF en 2001

** Birao fut pris par les forces "rebelles" quelques mois plus tard avant d'être repris par les forces françaises.

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