"L’appontage de nuit ? C’est spécial, mais j’aime…" (1974)

Pourtant à bord, ce n’est pas un sport de masse !

Le porte-avions Foch
(source: ici)

J’étais jeune officier en second de la Flotille ; le Capitaine de Corvette S. s’étant cassé la clavicule (accident de tennis) la veille de l’embarquement, je m’étais alors retrouvé commandant par intérim et à ce titre avais rédigé un rapport sur le moral où j’exprimais l’incompréhension de l’ensemble du personnel à l’endroit du vol de nuit: à terre on s’y préparait intensément à raison de 25% du potentiel ; mais à bord, toutes les raisons étaient bonnes pour annuler ces mêmes vols. C’est qu’en effet le Crouze de nuit faisait peur aux états majors et au commandant du Foch en particulier.

Schéma du Pont d'envol
(source:)

Ce que j’ignorais, c’est que ce rapport avait eu un certain retentissement et sans doute, après 15 jours de mer où les vols de nuit avaient été systématiquement annulés, un message était-il arrivé - confidentiel - qui avait dû déplaire au dit commandant. C’est ainsi que je fus appelé à 17h, à la nuit d’hiver tombante, à la passerelle où je fus accueilli d’un agressif :

- Ah, vous voulez voler de nuit ! Eh bien, ce soir il y aura vol de nuit pour la 12F!

Ce à quoi je répliquai, fermement :

- Les vols de nuit seront limités aux deux seuls pilotes confirmés de nuit ; pour les autres, seulement qualifiés, nous sommes en dehors de toutes les normes édictées par ALPA*. Il y a 15 jours qu’ils n’ont plus volé de nuit!

C’était sans réplique et je quittai la passerelle pour rejoindre en salle d’alerte le Premier Maître A., l’autre "Hibou" confirmé.

- Mise en route des Alizé… puis,
- Mise en route des Crusader !

Ces simples paroles du chef AVIA suffisaient à déclencher toutes sortes de mouvements et d’actions. Un pont d’envol la nuit, c’est un monde mystérieux, mouvant, venté, dangereux… Chacun y a un rôle précis. Vu du pilote, assis au chaud et dominant la situation, c’est un moment à la fois fascinant et… angoissant. Après la mise en route, une fois les actions vitales effectuées, "avion paré", il y a deux ou cinq minutes où le pilote est seul avec lui-même, l’avion, la nuit tandis que le pont se vide peu à peu et que les directeurs de pont d’envol, les "chiens jaunes", en prennent l’entier contrôle aidés de leurs assistants. C’est le moment où je pensais à Soazic et à mes deux fils (3 mois et 2 ans). Quelques secondes seulement… pour ne pas avoir la tentation de déclarer "avion indisponible".

Ce fut un vol de nuit très tactique avec le Premier Maitre A. Des vols comme j’en faisais et faisais faire: d’interceptions réciproques alternées ; une fois à 1 000 pieds, 200 nœuds, l’autre passe à Mach 1.2 et 40 000 pieds, la suivante en descente continue à 0,9 Mach de 45 000 vers 1 000’. Le "Bogey"** n’avait pas le temps de s’ennuyer, le "chasseur" mouillait sa combinaison, l’officier d’interception travaillait, avec toute son équipe derrière leurs radars, au maximum de ses capacités. Le principe était d’utiliser au mieux et complètement le carburant, ne rien vidanger, gérer de façon à avoir la réserve strictement nécessaire pour rentrer.

La bonne règle veut que de nuit, ou de jour quand les conditions sont mauvaises, le "leader" se pose le dernier. Le dernier: seul à être en l’air. Le Premier Maitre A. fit sa "percée" et se posa: c’était mon tour mais… quand "je sortis les éléments" - crosse, voilure et train - force me fut de constater que les valeurs de vitesse et d’incidence*** n’étaient pas cohérentes! Que croire ? L’incidence puisque c’est cette indication que l’on a dans l’œil en finale, quand on a le regard rivé sur l’optique et l’alignement avec l’indication d’incidence en surimpression?

Crusader en "finale"

Mais le risque est d’être trop rapide ou trop lent ; de nuit les officiers d’appontage ne voient rien et il n’y avait pas de terrain de dégagement. Je décidai donc de croire l’incidence (renonçant alors à l’aide de "l’approach power compensator" qui donne la puissance voulue en fonction de la vitesse) … et le contrôleur d’approche**** qui conduisait sa première percée depuis 15 jours (car bien sûr, il n’y a pas que les pilotes qui perdent l’entraînement) quand j’entendis :

- "Dernier cap 250, route avia 200, à vous pour appontage, annoncez miroir."

Je savais donc que j’étais à 50° du bon cap (200) et que je ne disposais pas de l’approche en semi-automatique (le fameux approach power compensator, ndt). Voyant le Foch sous un angle étrange, je ne compris rien à ce que je percevais. L’officier d’appontage, qui avait confiance en moi et réciproquement, avait tout saisi de la situation et essaya de "me rattraper" par un "viens à gauche" que je tentai de suivre, en vain. Renonçant, j'annonçai "remise des gaz". Une fois revenu aux instruments, je demandai fermement à ce que la prochaine approche me conduise en finale à la route avia, c’est à dire dans l’axe de la piste oblique. J’avais déjà assez de difficultés à gérer ce qui ressemblait à une double panne! Seul le silence me répondit mais je savais que j’avais été entendu au central et… à la passerelle où l’on vient au spectacle.

La présentation suivante fut correcte. Figuri me "tenait" avec sa radio, j’étais totalement concentré sur l’optique et l’alignement. Touché, croché, heureux, satisfait ; et j’eus à ce moment là le droit d’avoir une brève pensée pour ma "petite famille".

Je ne sais pourquoi, mais à partir de cette nuit et jusqu’à la fin de sa carrière - vice-amiral - et même au-delà, le commandant du Foch fut toujours d’une grande amabilité à mon égard. En fait, je crois savoir: il avait eu grand’ peur cette nuit-là et m’avait su gré de lui être revenus entiers à bord, avion et pilote.

Mais le vrai lien, c’est avec l'officier d'appontage F. qu’il s’était renforcé. F., 500 h de vol de nuit sur monoplace. On n’avait pas besoin d’en dire plus pour se comprendre.

(Source: ici)

Goz Beïda, le 31 octobre 2001 à la nuit faite.


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* ALPA désigne l’Amiral commandant le groupe des porte-avions et l’aviation embarquée
** Lors des exercices, un avion est intercepteur (le chasseur) et l'autre est l' intercepté (le "bogey")
*** l'Incidence est l'inclination de l'aile par rapport aux filets d'air
**** Le contrôleur d'approche est la personne du bord chargée de diriger l'approche de l'avion depuis ses instruments de contrôle

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