Le pilote: "j’aime le Crusader !" Le Crusader: "moi non plus..."

Ce matin-là le pont du "Clémenceau" était jaune, c’est à dire qu’on ne pouvait revenir à bord par un circuit "à vue". Visibilité réduite, "plafond" à moins de 600 pieds. La procédure était celle du retour individuel guidé au radar, appelée "C.C.A" comme "Carrier controled approach"… J’étais équipier confirmé sur Crusader et je venais de réussir une belle "qualif" à l’appontage*. C’est pourquoi pour cette septième mission à partir du "bord", on m’avait fait confiance. En me demandant cependant de revenir avec une grande marge de carburant pour pouvoir attendre. Une partie de ce carburant toutefois il me faudrait le vidanger au cours de la finale, car l’avion ne peut "prendre les brins" qu’en dessous d’une masse limite.

A 1500 pieds, sans repères extérieurs, pilotant aux instruments – horizon artificiel et "badin"**- je préparais l’avion pour appontage 210 nœuds, crosse sortie, puis train sorti, voilure haute à 190 nœuds avant stabilisation vers 130 nœuds.

-"Lascar 39 attention pour la mise en descente… Début descente, vous ne répondez plus à mes instructions." Coup d’œil au badin: 125 nœuds, coup d’œil à l’indicateur d’incidence: chevron rapide, début vidange: 2500 litres à vidanger…

- "39, par la gauche 5°, cap 095, vous devez lire 500 pieds." Oui, je lis 5oo pieds, oui je suis au 095, je suis toujours aux instruments, je lis 125 nœuds et chevron rapide! Tiens, pourquoi ce chevron rapide ?

--
Petite explication simplifiée pour les néophytes :

L'appontage se fait en deux phases : l'approche et la finale. Pour apponter l'avion doit avoir la bonne incidence (c'est à dire le bon angle, ni trop "cabré" ni trop à plat") et la bonne vitesse. En finale d'appontage, le pilote ne doit pas quitter le pont des yeux. Il contrôle alors trois informations qui sont dans son champ de vision: l'indicateur d'incidence, l’optique d’appontage (qui donne la pente que doit suivre l'avion pour apponter) et la ligne blanche sur le pont (qui donne l’alignement).

L'indicateur d'incidence est positionné dans le champ visuel du pilote lorsqu'il regarde le pont du porte-avions. Cet indicateur peut indiquer "chevron lent ou rapide" selon que l'avion est trop lent ou trop rapide, compte tenu de son incidence. Si c'est tout bon, c'est "donut". La corrélation entre indicateur d'incidence et badin (indicateur de vitesse) est vérifiée en phase d'approche. Une fois la finale entamée, il devient très difficile pour le pilote de vérifier le "badin" car il ne doit pas quitter le pont des yeux.



Optique d'appontage (schéma du porte-avion)
et indicateur d'incidence du tableau de bord de l'avion

--

J’approche, je vois la mer et commence à chercher dehors quelque chose qui ressemble à un porte-avions sur une mer grise, sans horizon, couverte de nuages gris. Je pilote avec pour seule référence de vitesse, désormais, ce chevron dit "rapide" qu’il va falloir, en réduisant, transformer en "donut."

- "Lascar 39, vous devez lire 300 pieds, à vous pour l’appontage, annoncez miroir."

Là, bien présenté comme je l’étais, je ne pouvais pas ne pas voir le Clémenceau, 36 000 tonnes d’acier sur une mer plate. Mais je ne voyais rien sinon la grisaille… quand l’avion eut un frémissement comme je n’en avais jamais connu… Affrrreueux… !

Je ne sais pourquoi, je jetai un regard sur le badin: 90 nœuds en diminution…!!! Et toujours chevron rapide ; et l’horizon artificiel qui donnait 20° à cabrer! Dans la seconde qui venait l’avion allait décrocher ; c’en serait fait de lui et … de moi. L’instinct éduqué du pilote me fit avoir les bons réflexes, manche sur l’avant pour recoller les filets d’air sur la voilure, plein gaz. Ce faisant je découvris enfin le porte-avions juste devant ; j’étais à 50 m de la mer, en accélération ; au même moment une voix hurlait dans mes écouteurs "plein gaz!"… C’était celle de l’officier d’appontage qui, faute de radio (!!!), n’avait rien pu faire lorsqu’il avait vu arriver ce crouze "mâté"*** comme il n’en avait jamais vu et ne revit jamais…

Dans ces cas d’urgence, la nature m’a fait tel que le calme et la sérénité m’envahissent, me laissant témoin et acteur à peu près efficace. J’annonçai ma double panne - couplé à l’incidence il y aurait dû y avoir un vibreur annonçant vers 110 nœuds que l’on a franchi une limite interdite, mais l’incidence-mètre étant bloqué, le vibreur n'a point fonctionné …

Je refis donc un tour et, avec l’aide de l'officier d'appontage, posai le F8E n° 39 sans encombre. Mon commandant, le capitaine de corvette HLP, grand catholique, rendit probablement grâce à Dieu… et me renouvela sa confiance.

Ce jour-là j’avais appris que l’amour peut être "vache". Le "trente neuf" me l’avait fait bien sentir mais, comme sans doute il m’aimait bien, il m’a finalement donné cet ultime avertissement… La leçon a porté.

Goz Beïda, le 27 octobre 2001.


--
* Un bon apponteur n’est pas un pilote "adroit" ; c’est plutôt un pilote discipliné capable toutefois d’exécuter trois ordres à la fois: garder une vitesse, rester sur la pente, maintenir l’alignement.
** badin: indicateur de vitesse
*** "mâté" : "cabré", avion dressé presque à la verticale !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire