Un miracle peut parfois se produire (1967, Golfe de Guinée, au large d’Abidjan)

Chaleur moite, c’est la fin de l’exercice franco-ivoirien interarmées ALIGATOR. Le ministre de la Défense ivoirien arrive à bord du Clémenceau en hélicoptère, accompagné de notre ineffable ambassadeur. Il est prévu de mettre en vol: 4 Alizé, 4 Crusader, 8 Etendard IV M, 2 Etendard IV.P… et 1 hélicoptère.

Etendard IV M à l'appontage

Commandant du bateau: un Capitaine de Vaisseau surfacier qui n’a découvert l’aviation qu’en prenant son commandement.

Chef Avia: BK dit le Samouraï ("je ne connais la crainte ni pour moi ni pour les autres"), héros de Dien Bien Phu (abattu au-dessus de la cuvette en Corsaire de la 12F en avril 1954 ; a survécu à la "longue marche")

Commandant de la 12F. : HLP

Plafond sur zone : 300 pieds (90 m). Terrain d’Abidjan? Fermé. HLP et BK lui-même interviennent auprès du commandant pour alléger la pontée*. Le commandant reste inflexible. Un ministre à bord: la messe est dite, alors en route les Alizé… en route les Crusader… en route les Etendard… . On ira contre toutes les règles aéronautiques, contre tout bon sens, comme pour une mission de guerre : en prenant tous les risques.

Vert catapultage pour les Crusader: Lascar Rouge Leader, P.A. est catapulté sur la catapulte avant. Lascar Rouge 2 - c’est moi - sur la catapulte latérale. A peine sorti de catapulte, train et voilure rentrés, Leader annonce : "Plafond 200 pieds, pas de Tacan**, je reste sous la couche."

Crusader au catapultage

La météo nous a prévenus: il y a 36 000 pieds de couche et pas de vent, ce qui est ennuyeux sur porte-avions. Catapulté quelques secondes après le leader, j’annonce: "Rouge deux, je confirme, pas de tacan - visuel sur leader." A ce moment, une voix venue du centre opérations du Clémenceau annonce : "Tacan du bord en avarie."

Je rassemble P.A. et me mets en formation serrée sur son intérieur gauche : nous voilà partis pour une heure de vol en formation. Les deux autres crusader rassemblent à leur tour et nous voilà sur un hippodrome, en diamant*** à 300 nœuds (530 km/h) en virage à gauche. Je sais qu’il y a 200 pieds (60 m) entre les nuages et la mer. Je sais que le n°3 est hors des nuages en virage. Je sais qu’entre l’extrémité de mon aile gauche et celle de son aile droite il y a 30 mètres… Je sais donc qu’entre le bout de mon aile et la mer, il reste 30 petits mètres pendant les virages, serrés pour ne pas perdre de vue le "Clem": j’ai confiance en PA, j’ai confiance, j’ai très chaud, et ces nuages gris, sur une mer grise, sans le moindre horizon, cela finit par donner le vertige. Je respire l’oxygène à 100% mais je sens l’évanouissement juste au bout de chaque respiration. Trente minutes, quarante heures, cinquante ans, un siècle à tenir, en formation serrée, aligner deux repères, en prendre un troisième pour être sûr de sa position. Le risque ? S’écarter du leader et toucher l’eau de l’aile gauche… Et puis, la question qui taraude l’esprit: comment se poser avec un plafond à 200 pieds ? Du jamais vu ; et pas de vent, ce qui veut dire : vent relatif dans l’axe du bateau, vent detravers sur la piste oblique…

Pendant ce temps - nous l’apprendrons plus tard - le ministre et notre ambassadeur jouent "à monter et à descendre" sur l’ascenseur aviation, sans s’occuper de ce qui se passe là-haut.

- Lascar rouge, vous vous poserez après les Etendard ˝courts pétrole˝… Lascar rouge présentez-vous pour appontage.

Le miracle se produit : le plafond à ce moment remonte à 600 pieds. Nous nous posons comme nous pouvons. Les combinaisons sont détrempées - chaleur, tension, angoisse même? HLP vient nous accueillir en salle d’alerte. "Ce commandant est un imbécile !" lâche-t-il. Ça nous fait du bien de l’entendre. C’est sa façon de nous dire qu’il est content: content que nous soyons tous là, content de nous aussi.

Pendant le transit retour, il fit un temps aéronautique magnifique, mais nous ne volâmes plus. Le commandant, qui finissait son commandement, avait opté pour le risque zéro (pour ses étoiles…).

Quelques années plus tard, quatre étoiles, il était préfet maritime à Brest…

Goz Beïda, le 8 novembre 2001

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* "Alléger la pontée": diminuer le nombre d'avions

** Tacan: le système de navigation qui nous donne la radiale et la distance du porte-avions
*** Formation "en diamant" : quand les 4 avions forment un losange

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