Le dernier appontage du hibou (1976)

C’était au mois de mai 1976. Mon affectation à la Flottille 12F touchait à sa fin en même temps que mon commandement de cette belle unité. J’effectuais mon ultime embarquement sur le Clémenceau en Méditerranée orientale. J’étais considéré comme un hibou (ou "apponteur de nuit") très sûr et, de fait, je n’avais jamais donné de sueur froide à un officier d’appontage. J’aimais la nuit et j’aimais cette discipline particulière qu’est l’appontage: l’appontage de nuit constituait donc une source de satisfaction professionnelle, quand, à l’issue d’une mission complexe se déroulant entre 1000 et 45000 pieds à des vitesses comprises entre Mach 1.4 et 2OO nœuds, il fallait faire preuve de calme et de rigueur pour achever le vol par une prise de brins sur une plate forme plus ou moins mouvante.
Cette nuit-là était sombre. Pas de lune, pas de terre en vue, nous étions très au large de Malte et je devais bien m’avouer une certaine fatigue, celle-là justement qui me faisait dire aux pilotes: "quand vous êtes fatigués au point de penser à le dire, dites-le car la fatigue n’est pas compatible avec le vol de nuit". Me l’avouer, certes, mais enfin, j’étais le commandant, et puis un pilote sûr. Je pouvais donc surmonter cela…
Catapulté vers 23 heures avec mon équipier, tout se passait très bien. Au programme: une mission d’interceptions mutuelles. Dans ce genre de vol, on alterne les rôles de chasseur et de "target". Ce dernier a toute liberté pour corser le travail du chasseur: éteindre tous ses feux de navigation, choisir son profil de vol à grande ou faible vitesse, son altitude et/ou son taux de descente selon qu’il simule un avion d’attaque, un missile ou un avion de patrouille maritime… J’avais le sujet bien en main.


Mission d'interception au crépuscule
(photo: Chournioz)

Fin de l'exercice. Percée depuis 20000 pieds, approche finale à partir de 1500 pieds tout sorti, aux ordres du contrôleur. J’étais depuis mes débuts un utilisateur habituel de l’"Approach power compensator" ou APC* dont j’avais fini par convaincre que son emploi était la clé de l’appontage de nuit. "Si le pilote est fatigué, la machine, elle, ne l’est jamais… et un pilote en retour de mission de nuit, est toujours fatigué ". Raisonnement imparable.
"Vous passez 300 pieds, regardez miroir" me dit le contrôleur. Oui, je voyais le "meat ball"** bien entre les deux barrettes vertes. Je répondis donc "miroir, auto 28*** Antoine".
La voix de Ramon, l’Officier d’Appontage (OA), me répondit: "Antoine, pont vert"***. Les O.A. ne disposaient à l’époque ni d’infra rouge, ni d’intensificateurs de lumière. Et par nuit noire, ils ne pouvaient déceler si un avion était trop haut ou trop bas que tardivement, faute d’horizon perceptible. Or la clé de la réussite de l’appontage se résume à tenir tout à la fois l’avion aligné sur l’axe de posé et le meat ball entre les deux barrettes vertes, ce qui est simple à dire mais plus difficile à réaliser dans l’air perturbé par la masse du porte-avions!


Les barrettes vertes et le meat ball
(source photo: ici, avec plein d'explications en prime)

Attentif, je vois tout à coup "monter" le meat ball, mouvement que je contre par une action sur le manche, mais pas assez car je le perds par le haut… En toute rigueur j’aurais dû annoncer "miroir perdu". "Mais" me dis-je, "je suis loin, la nuit est noire, les OA ne voient guère, je vais revenir en douceur, jusqu’à reprendre la vue du meat ball". Quelques secondes passèrent ainsi sans que je retrouve le meat ball perdu. C’est alors que j’entendis la voix paisible de Ramon me dire: "Pas plus bas".
Et moi qui me croyais trop haut, il me disait pas plus bas!! Or quand on est trop bas le "meat ball" de blanc devient rouge. Et je ne voyais pas de rouge ! C’est donc que j’étais encore plus bas, en route pour rentrer directement dans le hangar ou presque…
Je repris le contrôle de la manette des gaz, mis pleine puissance et annonçai: "remise des gaz". Le Crouze est lourd cependant: avant que la descente ne cesse, il se passa encore un laps de temps. Il fut suffisant pour que l’avion touche le pont d’envol en pleine accélération, en écrasant la roulette de nez tandis que l’arrière de l’avion se soulevant, la crosse ne pouvait crocher les brins.


Appontage par nuit lunaire
(photo: Chournioz)
Je repartis donc dans la nuit et me fis mentalement le "débriefing": indiscipline (car je n’annonce pas miroir perdu), excès de confiance (je vais retrouver la vue du meatball tout seul), fatigue (car j’ai forcément croisé la bonne pente sans la percevoir). Ce qui m’avait sauvé, c’était l’indication de l’OA ("pas plus bas!") et la capacité à en trouver toute la signification dans un raisonnement instantané. Cinq minutes plus tard, je posai l’avion aligné, à la bonne vitesse, sur la bonne pente. Je ne le savais pas mais c’était mon ultime appontage de nuit…
Après explication de la manœuvre avec les OA – une équipe de trois redoutables pilotes – je leur demandai de faire moi-même un "débriefing" de l’accident évité à tous les pilotes, en leur présence. C’était inhabituel pour un pacha mais ça leur plut. C’est ainsi que tous comprirent que si sûr que l’on puisse être, il faut garder présent à l’esprit que l’on est faillible. J’avais battu le record de l’appontage le plus court, concrétisé par la marque faite par la crosse dans l’arrondi du pont et détenu par un autre pilote de Cruze. D’autres avaient fait ou feraient plus court mais ils y avaient laissé ou y laisseraient la moitié de leur avion sur l’arrondi…
Pilote de monoplace, certes, mais travail d’équipe.
Goz Beïda, le 7 juillet 2002
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*APC ou "régulateur de puissance en approche": système qui permet de maintenir automatiquement la vitesse voulue et affichée par le pilote. Son utilisation modifie le pilotage et la technique de tenue de la pente c’est pourquoi les OA doivent en être avertis.
**Meat ball: mot anglais pour la lentille blanche de l’optique d’appontage donnant au pilote l’indication de son placement par rapport à la pente idéale. Cette pente est obtenue quand le meat ball est entre les deux barrettes vertes.
***Auto: Je suis en automatique, 28 : il me reste 2800 livres de carburant.
****Pont vert : Les brins sont parés, le pont est dégagé.

5 commentaires:

  1. Je viens de découvrir ce blog, bravo à l'auteur, c'est très intéressant et très instructif pour un passionné de l'aéronavale tel que moi. Je garde le lien de côté et reviendrai régulièrement !

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  2. c'est sympa et encourageant. Merci Baptiste et bonnes lectures... la série touche à sa fin...

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  3. De rien, merci à vous de partager ces récits, j'ai déjà pu approcher une ou deux fois les Crusaders (le 19 des ailes anciennes de Toulouse entre autre), c'est vraiment de beaux avions. Mais je n'avais jamais vu beaucoup de récits de pilote, je me suis rattrapé ici, j'ai tout lu d'un coup ! Dommage que la série touche à sa fin, mais, toutes les bonnes choses ont une fin !

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  4. Bonjour,

    Un grand merci pour nous avoir raconté (et fait vivre!) ces moments intenses sur le "Crouze" et l'Aéronavale de ces années là. Vous trouverez sur mon blog (aviation US) un récit de F-8 de l'USN, entre autres.

    Cordialement,

    Franck

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  5. Bonjour Monsieur,
    Je découvre bien tardivement (a mon gout) votre blog et les Crouzes en particulier.
    Je vous remercie de faire vivre cette légende, et de m'associer via un lien à votre anecdote(je suis l'humble rédacteur du sujet sur le miroir d'appontage).
    J'ai entrepris il ya quelques temps, de réaliser un site dédié au F-8 et je souhaiterai savoir si vous accepteriez d'y être cité en partenaire ?
    Cherchant constamment à améliorer ce site, je suis à votre entière disposition pour recevoir vos remarques et critiques à propos de notre vénérable et légendaire F-8 dont j'ai tenté au mieux de retracer l'histoire.
    Ci-dessous le lien:
    http://f8-crusader.com/index.php


    Dans le cas ou vous accepteriez de me contacter, les infos communiquées avec ce formulaire resteront confidentiel:
    http://www.aeronavale-porteavions.com/site/contact/contact_form.php

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