Coup de chaleur (1964)

C’était en juin 1964. J’étais affecté en flottille pré-opérationnelle, la 15F, armée d'Étendard IV M.


Étendard IV M à l’appontage


Quelques mois plus tôt, la décision de me "virer" en même temps que plusieurs autres jeunes pilotes avait été prise. Après une progression initiale effectuée au sein de l’Armée de l’ Air, nous étions alors en stage à l’escadrille ayant, entre autres choses, la charge de notre "navalisation". Fort d’une qualification à l’appontage sur Fouga zéphir* qui m’avait valu quelques félicitations publiques et d’une progression sur Mystère IV A plutôt bonne, je m’étais battu pour convaincre le commandement de l’erreur qu’il faisait et j’avais convaincu...

Fouga zéphir

C’est que le parcours d’un jeune pilote est une longue course d’obstacles qui ne sont pas tous techniques et qu’il faut beaucoup de détermination pour les franchir quand ils se présentent. Quand le reproche formulé (ou le prétexte invoqué) me fut exposé, à savoir d’être "un loup solitaire alors que dans l’aviation embarquée les loups vivent en meute", eh bien la seule chose que je trouvai alors à faire fut de retrousser les babines pour montrer les crocs. Et cela avait marché !

J’avais déjà eu le coup de foudre pour le Crouze - un rêve inaccessible pour un jeune pilote - et la 15F était encadrée par des officiers dont la conversation tournait ostensiblement autour de la façon de virer les pilotes stagiaires. Bonjour l’ambiance! Heureusement, les deux officiers mariniers moniteurs étaient dans une état d’esprit radicalement différent. L’un, toujours impeccable et parfaitement coiffé, était d’une exquise courtoisie et d’une adresse en vol exceptionnelle – il présentait l’avion en voltige à (très) basse altitude lors des manifestations aériennes. L’autre, homme simple, au meilleur sens de ce terme, et plaisant, Breton du Finistère, attentif à faire passer son savoir à la génération montante, était auréolé du titre de héros de Hyères pour avoir retardé son éjection jusqu’à la dernière seconde à la suite d’une panne-réacteur au décollage. Il avait ainsi évité que la machine ne se fracasse sur un hôpital pour enfants malades se trouvant dans l’axe de la piste! C’était l’époque où la presse ironisait sur les malheurs du tout nouveau fer de lance de la Marine, rebaptisé pour la circonstance "Kamikaze IV M" à cause de son taux d’accident. Mais pour les stagiaires que nous étions, armés d’une motivation inoxydable, ce n’était pas l’avion que nous craignions mais l’engeance "monitariale" comme nous l’appelions entre nous...

Cet après-midi-là, je devais effectuer en tête un vol d’assaut à très basse altitude avec plusieurs objectifs à trouver en Haute Provence, dans les Alpes et dans les Cévennes. Mon instructeur était justement notre héros préféré. Au ras du sol, le paysage défile vite et je ne disposais, comme moyens fiables pour naviguer, que du compas, de l’indicateur de vitesse et de la carte bien sûr. Un œil dehors pour éviter tout ce qui vole et tout ce qui traine, comme les lignes électriques à haute tension par exemple, un œil dedans pour pour lire la carte et contrôler les instruments moteurs et de vol.

Décollage à 13h30 par 35° à l’ombre sous le ciel de Provence. A peine décollé, je compris que la climatisation était bloquée sur… plein chaud, avarie bien connue mais que je n’osai annoncer: j’entendais déjà le responsable des vols "si vous n’avez pas envie de voler, etc. etc." En effet, au cours de deux missions précédentes, je n'avais pas effectué le vol car à la mise "plein gaz sur frein" avant décollage, j'avais signalé que les paramètres moteur n'étaient pas bons. Le chef du service 'Vols' m'avait alors clairement fait comprendre que, pour un pilote-stagiaire, je n'étais pas vraiment motivé... Tout plutôt que cela! Et je me tins coi. A 700 km/h, au ras des collines, montagnes, lignes à haute tension, il me fallait "tenir" et surtout ne rien dire. Le mélangeur d’oxygène avec l’air cabine était depuis longtemps sur la position "oxygène 100%". Alors qu’une heure de ce régime me conduisait peu à peu au bord de l’évanouissement, je trouvai cependant l’un après l’autre tous les objectifs .

Quand la fin du vol arriva, il fallut entrer dans le circuit d’atterrissage. Cela se faisait en arrivant du nord par un passage à la verticale de la base, suivi d'un éloignement en descente avant de se présenter dans l’axe de la piste et de breaker** (pour "casser" la vitesse) par un virage serré de 180 degrés jusqu’à la branche, vent arrière, train, volets, parachute armé.*** Pas de chance: à l’heure du poser, la piste en service, face à l’est, obligeait à effectuer une présentation par virage à droite pour ne pas survoler la ville alors que comme la plupart des chasseurs je préférais (et préfère encore) la présentation finale par virage à gauche, plus "naturelle" quand on tient le manche de la main droite. Je voyais trouble, j’étais détrempé mais ne disais toujours rien. La piste est courte à Hyères et il faut se poser de façon précise, en vitesse et en tout début de bande, ce que je réussis à faire.

Après avoir dégagé la piste, j’annonçai enfin mes ennuis car, avec ce genre de panne, il est impossible pour le pilote d’ouvrir la verrière de l’intérieur! Arrivé à l’aire de stationnement, le supplice dura encore plusieurs minutes. Enfin je fus libéré. Je restai assis immobile pendant une demi-heure quand j’eus enfin l’idée de prendre mon pouls: 180 pulsations/minute! Je n’ai jamais su à combien avait battu mon cœur en vol… 200, 220? Mon chef de patrouille fut bien étonné… et probablement inquiet a posteriori. Mais du côté des responsables de la sécurité des vols il n’y eut aucune réaction, ni visite au médecin du personnel navigant, ni fiche d’incident… Je compris alors pourquoi, lors de la visite d’admission, les médecins avaient été si regardants sur le système cardiaque!

C’est ainsi que je pris peu à peu conscience de ce que sécurité - ou insécurité - pouvait signifier. Ceci s’ajoutait à la liste d’observations que j’avais déjà faites. Je me suis peu à peu forgé une philosophie de la sécurité des vols avec l’enseignement reçu d’autres ainés: question de mission et d’environnement peut-être? La mission de chasse tout temps, de jour et de nuit par météo souvent difficile à la pointe du Finistère, est une école de rigueur et de discipline. C’est pour cela peut être que je suis toujours rentré au terrain avec mes équipiers… et grâce aussi à beaucoup de chance, sans laquelle rien n‘est possible.

Au cours des trois années où j’officiais en Flottille comme second puis les deux années suivantes comme commandant, la Flottille eut le bonheur de ne jamais perdre un avion.

Merci la chance.

Goz Beïda le 11 juillet 2002


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* Fouga Zephir : avion école dérivé du Fouga Magister et équipé de deux moteurs Marboré 4 moins puissants, d'une crosse et d'un train d'atterrissage renforcé pour l'appontage.

** Breaker : mot de franglais. Pendant la guerre, avec l'activité intense de nombreux avions, il était nécessaire pour accélérer le mouvement de les présenter en patrouilles de 2, 4 ou plus, arrivant à la bonne vitesse sur l'axe d'atterrissage. Travers piste, les avions entament un virage serré en réduisant le régime-moteur pour "casser" la vitesse (break en anglais) jusqu'à celle de la configuration d'atterrissage. Cette procédure est toujours en usage lorsque la météo le permet.

*** Parachute armé : Les Étendards étaient équipés d'un parachute de queue dont l'emploi permettait de freiner l'avion en cas d'interruption du décollage ou d'atterrissage sur piste courte. Une commande permettait d'armer le système de déploiement ou de le désarmer le reste du vol.

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