"Saint Raphaël, veillez sur nous" ou l’histoire d’un croisement insolite (Mai 1974)

A cette époque j’étais second de la 12F, en détachement à Nîmes avec trois avions dont le n°6 (Nr6) qui me donnait bien des soucis avec ses pannes électriques à répétition, ce qui voulait dire, sans préavis, perte des stabilisateurs en lacet et roulis ce qui est désagréable à grande vitesse et basse altitude avec le cigare volant qu’était le Crusader. Mais ce jour-là, le 6 eut des égards pour moi… J’étais aussi depuis 4 ans le leader de la présentation en vol à deux avions, mes équipiers changeant au gré des affectations.

Le Crusader, "cigare volant"
(source photo: "Marine Nationale")

Ce dimanche de printemps, il y avait journée Portes ouvertes à la base aéronavale de Fréjus-Saint Raphaël et j’étais donc requis à rester avec le Premier Maître A sur la base aéronavale de Nimes-Garons, jusqu’au jour de la manifestation. Nous n’avions pas le choix: il ne restait que deux avions, dont le 6 que je décidai de prendre.

Lorsque vint le dimanche, il fit à Saint Raphaël un de ces temps chaud et brumeux comme cela se produit assez souvent en mai. Ce qui signifiait: pas d’horizon (ou un horizon flou) pour le pilotage à vue à très grande vitesse et virages serrés… Pas de bonne visibilité pour repérer le partenaire ou trouver la piste (en herbe verte au milieu d’un grand espace… en herbe). Pas de bonne visibilité non plus pour respecter les distances de sécurité avec les spectateurs,la réglementation interdisant le survol de ces "admirateurs" pourtant amateurs de bruit, de mouvement, de précision et d’émotions.

Prêts pour le vol, nous tenant à côté de nos avions, toujours à Nîmes, nous sommes prévenus qu’en raison des conditions de visibilité réduite, la prestation des Alizé comme celle des Etendard sont annulées… mais que celle des Crusader (la plus attendue mais la plus difficile) est maintenue !

5h30. Décollage en section avec post combustion, histoire de sortir les Nîmois de leur sieste dominicale (non, mais enfin, quoi ! y a pas d’raison, hein ?) et de se mettre en forme. Les avions sont en plein partiel, plus légers, plus maniables, et nous voilà transitant sur la mer jolie, la Camargue à gauche puis la prison de Monte Cristo droit devant, bientôt les calanques de Cassis, Toulon, les îles d’Hyères et enfin Saint Raphaël où l’on nous attend comme l’assoiffé son verre d’eau fraîche. Las, la "visi" est franchement "dégueu" (langage pilote), pas d’horizon… mais le directeur des vols au sol nous confirme:

"- Début de présentation dans quatre minutes… "

Cette présentation, nous la savions sur le bout des doigts: pendant 6 minutes, ensemble puis séparés, au même cap ou au cap inverse, en virages, l’un train et voilure sortis à basse vitesse, l’autre à 600 nœuds (1100km/h soit 300m/s) et enfin, clou du spectacle, le croisement, à l’issue de deux virages, des 2 avions à 600 nœuds (vitesse de rapprochement 600m/s) à 500 pieds au dessus de la piste pour le leader et 300 pieds pour l’équipier (soit 60 mètres de séparation entre les deux avions).

A la suite de la présentations "tout sorti"*, dans le rôle de "leader" je pars donc en montée en ouvrant dans un premier temps de 30 degrés par la gauche, post combustion enclenchée tandis que train, crosse et voilure sont en cours de manœuvre pour que l’avion retrouve une configuration "lisse" compatible avec les grandes vitesses. Celle-ci acquise j’entame alors un virage par la droite de 210 degrés, d’abord en montée puis en descente en accélération sous facteur de charge de plus en plus élevé (6 à 7 g) tandis que le vitesse augmente pour se stabiliser à 600 nœuds, à l’altitude de 500 pieds, tout en cherchant du regard à la fois la piste pour m’aligner dans l’axe et mon équipier…


Crusader en "configuration lisse"
(source : livre "Adieu Cruze" - coll. Prestige aéronautique)


Crusader en configuration "tout sorti" avec post-combustion
(source: livre "Adieu Cruze" - coll. Prestige aéronautique)


Crusader en configuration "tout sorti" vu de l'avant
(source: collection personnelle)

Dans cette circonstance très particulière, je perçois l’axe de la piste mais je ne réussis pas à stabiliser l’altitude, ce dont je préviens A (mon équipier) en lui annonçant mes altitudes successives : 500, 400, 300 pieds… Enfin stable à 300 pieds et 600 nœuds au-dessus de la piste, je ne vois toujours pas mon équipier quand lui m’annonce qu’il ne me voit pas non plus mais se trouve au-dessus de la piste… Moi aussi !

C’était fini pour la présentation… Nos combinaisons étaient trempées, nous nous sommes rassemblés tranquillement à 5000 pieds au-dessus de la mer. Le contrôleur nous dit sobrement:

- "Lascar rouge de Saint Raphaël, merci pour votre prestation et bon retour"
- "Lascar rouge bien reçu, deux on passe sur chenal 7"

Le retour se fit par le même itinéraire qu’à l’aller, en silence, chacun profitant de la vue des voiliers et autres bateaux rapides des milliardaires tropéziens sur la mer jolie. Nous là-haut, ce que nous avions, ils ne l’auraient jamais… Escale à Nîmes puis, le temps de faire les pleins et vérifier le niveau d’huile, retour à Landivisiau, à l’autre bout de la France, en effectuant un vol à haute altitude avec le minimum de mots échangés avec le contrôle militaire.

A Kerduden - le "manoir" quelque peu délabré au milieu des bois où nous habitions - histoire de rire, je dus certainement dire à Soazic: "Tiens, aujourd’hui, avec A, nous n’ avons pas été loin de nous transformer en lumière…"

Le lendemain je me trouvais au carré quand le capitaine de corvette X vint vers moi et me dit:

- "J’étais à Saint Raph’ hier, vous avez fait une très belle présentation qui a consolé le public de l’absence des autres.
- Ah oui ? C’est gentil de nous le dire ! Et le croisement, c’était comment ?
- Parfaitement synchro !! "

Et on s'est pas vus ? Aïe, Aïe, Aïe...

Goz Beïda, le 25 juin 2002.

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* Configuration "tout sorti": configuration d'atterrissage (décollage ou appontage) avec train et crosse sorties et voilure haute. La configuration "lisse" c'est l'inverse.


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