La nuit de tous les bonheurs d’un hibou (1972)

Hibou, c’est le nom que l’on donne aux chasseurs de nuit. Dans la Marine, il faut de plus être un apponteur de nuit pour mériter cette appellation très contrôlée. En cet automne 72, j’étais depuis plus de trois ans déjà un hibou non seulement qualifié mais confirmé.

Le porte-avions opérait en Méditerranée occidentale et l’état major de l’amiral commandant le groupe de porte-avions et l’aviation embarquée était à bord. Le capitaine de frégate B1, responsable "chasse" à l’état major, avait une idée en tête: faire faire de l’alerte à 2 minutes de catapultage et de l’interception de nuit en dessous de 1000 pieds (300 mètres). De cet officier d’état-major, chacun savait qu’il adorait le vol, toujours prêt à s’installer dans un cockpit. En somme, il méritait pleinement sa réputation de "crevard" comme l’on dit avec déférence en argot d’aviateur à propos de ce type de pilote. Pour ma part, je lui étais reconnaissant d’avoir appuyé ma demande d’être affecté sur Crusader (je fus le premier très jeune pilote à aller à la 12F) alors qu’il commandait sept ans plus tôt la flottille Étendard pré-opérationnelle à laquelle j’étais affecté comme pilote-stagiaire. Fin psychologue, il avait même écrit: "s’épanouira en sortant du carcan-école". Ce qui s’avéra.

La Flottille 12F était alors commandée par le capitaine de corvette Béru, j’étais son second et nous avions deux points d’accord: nous lisions Le Canard enchaîné et il aimait à me dire (prêchant un convaincu): "connais la réglementation... pour savoir quand tu en sors. C’est notre boulot, savoir en sortir et savoir qu’on en sort. " Il riait fort, parlait haut, plaisantait gras, jouait au tarot, vivait dans un certain et apparent désordre, était d’un calme imperturbable en vol. Nous connaissions tous le récit de son éjection sur Étendard lors d’une panne réacteur à très basse altitude, au dessus de la mer: son leader lui ordonnant l’éjection, il avait calmement répondu "un instant, je note les paramètres-moteur" puis s’était envolé. Il était doté d’un esprit vif, d’une personnalité rayonnante qui ne passait pas inaperçue et d’une solide expérience aéronautique.

Si je n’étais pas pour lui un compagnon d’élection, nous nous complétions fort bien et la flottille s’en portait bien. Comme second, il me laissait organiser les affaires à mon idée, donnant à l’unité un caractère plus strict, plus militaire en somme. Par ailleurs j’avais une expérience sur Crusader et en vol de nuit considérable déjà et inégalée à ce moment-là. Voilà pour les hommes qui avaient rendez-vous cette nuit-là.

A une heure du matin je pris donc l’alerte. Béru m’avait vivement recommandé de laisser de côté ce qu’il appelait les élucubrations de B1 et surtout de ne pas descendre au-dessous de 1000 pieds. Je connaissais mes ordres… Sanglé dans le cockpit, je profitais de cette nuit claire de pleine lune. Sur le pont je voyais les quelques hommes immobiles prêts à mettre le dispositif de démarrage (complexe pour le "cruse" qui ne disposait pas de démarreur autonome) et de catapultage. J’étais serein. Cela faisait des années que je n’osais espérer cette avancée dans l’utilisation de notre avion que tant d’esprits craintifs s’acharnaient à sous-employer.

L’adversaire était un avion de patrouille maritime, un Atlantic, tout neuf. Il se plaçait sous l’horizon radar de la flotte à 50 nautiques (près de 100 km de distance), au ras des flots, montait de temps à autre, donnait un tour d’antenne de son radar pour cibler les diverses unités et redescendait à très basse altitude, hors de portée de la détection par les radars de l’escadre.

Un atlantic volant au raz des flots
source photo 1: ici
source photo 2: les ailes de la Mer


Il jouissait depuis longtemps de l’impunité car de nuit on n’osait pas utiliser le "Cruse" qui donnait des sueurs froides aux commandants de porte-avions et à l’état major lors du retour à bord. Mais, foi de B1, les choses allaient enfin changer! Après 40 minutes d’attente, l’ordre vint de catapulter. Dans les deux minutes suivantes je me retrouvais en vol, avion paré à intercepter dans l’azimut xxx.

Le contrôleur me demanda de monter à 3000 pieds; très vite, j’eus un magnifique contact radar à 25 nautiques… et coupai dans l’instant l’émission du radar de bord: en effet, avec leurs équipements, les avions de patrouille maritime ont instantanément une alerte de détection en azimut qu’ils peuvent alors contrer en faisant face. Et puis le "cruse" était équipé de feux de navigation et de deux magnifiques feux dits anti-collision, genre ambulance ou police secours, qui se voyaient de loin. C’est pourquoi j’éteignis le total, et répondis par monosyllabes à mon contrôleur.

Volant à 450 nœuds soit un peu plus de 800 km/h au-dessus d’une mer lisse, je m’approchai de ma proie en silence, invisible. Les yeux dehors je la vis tout à coup, ombre brillante renvoyant la clarté de la lune: je sortis les aérofreins réduisant la vitesse à 300 nœuds et entamai un large et doux virage se terminant en descente, plein arrière de ma cible que je crucifiai dans le viseur. Après que le son "missile verrouillé" eut chanté dans mes oreilles, je m’avançai un peu plus, faisant une visée "canon". Je réduisis la vitesse - celle de ma cible était de 180 nœuds environ - descendis encore, passai comme un squale à gauche et plus bas - 400 pieds… - continuai quelques secondes, et virant en montant par la gauche, enclenchai la post-combustion en allumant tous mes feux.

Je me pris à imaginer la tête des 14 hommes d’équipage de l’Atlantic... Le commandant de bord, lieutenant de vaisseau P, commandera la base de Lann Bihoué la deuxième année de mon commandement à Landivisiau. Nous étions de bons camarades… Rentré à bord, je fus tout de suite interviewé par B1. Dans l’euphorie - la nuit, l’oxygène à 100%, le vol, la mission - je lui donnai toutes les explications, ajoutant qu’une visée canon dans ces conditions était faisable. B1 eut l’air très intéressé mais "Béru" était furieux: "tu connaissais pourtant bien la réglementation et mes ordres…". Je ne dis rien, pensant en moi-même "oui, c’est sciemment que j’en suis sorti, ne suis-je pas payé pour cela ?" Je pense pourtant qu’il m’en a voulu. Je le compris lors de la notation! Je ne sais si le concept de l’emploi opérationnel de notre avion d’interception avait pu ainsi progresser dans les états-majors. Mais par le bouche à oreille, parmi les hiboux, l’histoire fut connue. Et je l’espère appréciée. Dans la Pat’mar, elle ne fut pas oubliée, comme j’en eus confirmation 16 années plus tard…



Goz Beïda, le 27 juin 2002.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire