L'envol du poussin (1962)

C’était un jour du mois de juin 1962. Nous étions à nos tables de travail, poste 91, premier étage du bâtiment "élèves" de l’École Navale, face à l’est. Jour de semaine, travail individuel. Je pensais pouvoir "sortir" de l’École Navale, même dans les derniers et j’espérais participer, au début des permissions d’été, à ce nous appelions la "corvette STAMPE" avec 19 de mes camarades, c’est à dire à un voyage circulaire d’une semaine en sept étapes au départ de la pointe de Bretagne via Dinard à l’est et Royan au sud. Mais pour cela, encore fallait-il être "lâché", c’est à dire pouvoir voler seul aux commandes d’un de ces avions. Mon ami Michel B, du même poste que moi, venait de réussir l’épreuve. Mon moniteur attitré était du style plutôt angoissé au demeurant charmant le reste du temps (c’est cela aussi l’aviation…): il se mettait à crier dès que le moteur tournait et ne m’avait pas "lâché". Mais… ce matin-là, vers onze heures, un officier marinier vint frapper à notre porte.

- "Aspirant G…., vous devez monter au terrain, le Commandant de la 50S vous attend!"

Michel B, toujours sympa, me gratifia d’un "merde" porte-bonheur, et me voilà parti pour "là-haut" ; en effet le terrain de Lanvéoc se situe sur un petit plateau qui domine l’anse du Poulmic, là où se trouve "la Baille", l’autre nom de l’École Navale.


Michel B. sur Stampe

Le lieutenant de vaisseau Y, commandait l’escadrille 50S: huit magnifiques "Sunderland", hydravions quadri-moteurs mis au point par les Britanniques pour lutter avec succès contre les "U.Boot" allemands pendant la bataille de l’Atlantique, et 30 Stampe… Il avait la responsabilité de tout un monde, y compris celle de veiller à la progression en vol et à la sécurité de 30 à 40 « poussins », volant par-ci, par-là, au gré des ouiquendes. Son accent languedocien donnait de la chaleur et de l’humanité à tout ce qu’il faisait: ce "Pingouin" nous faisait mesurer chaque jour le fossé qui existait entre un humaniste adorant son métier d’officier et de pilote, et un officier de Marine "jouant" le rôle d’instructeur de cadre en École. Connaissait-il ma vocation? Savait-il que je passais des dimanche entiers à attendre que le ciel se dégage pour voler ? Toujours est-il qu’il avait décidé de passer lui-même le vol de contrôle pour le lâcher.

Lâcher Stampe

Avec deux roues principales et une roulette de queue, le Stampe est un avion dit à train d’atterrissage "classique" qui se pose soit en « trois points » à basse vitesse - exercice délicat - où l’avion cabré touche des trois roues en même temps, soit « deux points » c’est à dire plus rapidement sur le train principal. En principe, c’est plus facile…

Le vol se déroulait bien, je posai "trois points" l’avion sans faire d’erreur; devant, le "pacha" (c’est à dire le commandant) disait que tout cela lui paraissait très bon puis me dit de passer au posé "deux points". Las, mon moniteur d’angoisse ne m’avait jamais appris cela et, sous le coup de l’émotion, je me mis à faire des circuits qui ne ressemblaient plus à rien, garantie de rater la finale et l’atterrissage. Toujours très détendu, mon contrôleur me demanda d’effectuer alors un dernier atterrissage "trois points". Je posai l’avion et le reconduisis à l’aire de stationnement, pensant que c’en était fini pour mon lâcher. A ma surprise, le pacha me dit de rester aux commandes, descendit de l’avion, m’assura que tout était très bien, que "le deux points" (il l’avait compris) on me l’apprendrait plus tard…

- "Donc en route pour trois circuits et à tout à l’heure !"

Envol Stampe

C’est ainsi qu’à l’heure de midi je fis mon premier "lâcher". Lorsque je descendis de l’avion, le roi n’était pas mon cousin, mais le lieutenant de vaisseau Y, un petit peu, oui, et mon ami Michel B, tout à fait. Riche de ma toute nouvelle solde d’aspirant, je fis avec Michel ma première sortie en presqu’île (de Crozon) le samedi suivant (après 20 mois à l’École…) où nous arrosâmes notre lâcher avec un grand plateau de fruits de mer et beaucoup de muscadet. Plaisirs simples et innocents dont le souvenir reste vivace.

Nota: lorsque ceci fut écrit, le commandant Y vivait encore dans le Languedoc, Michel B… finissait à Versailles un livre savant sur les baleines publié depuis.

Goz Beïda, le 20 juin 2002

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