Le dernier vol d’un épervier (1992)

En ce mois de septembre 1992, j’étais sur le point de quitter le commandement de l’aéronautique navale de Landivisiau après 2 ans et 2 mois. Deux années riches en évènements, drames et parfois tragédies, en batailles livrées et quelquefois perdues, vécus de façon particulièrement intense avec un but unique: la préparation des Flottilles, fer de lance et raison d’être de la base, à embarquer avec un court préavis sur le porte-avions d’alerte.
(Source photos: "Adieu Crouze" d'A.Paringaux)

Pour ce mois de septembre, les Opérations avaient planifié un vol en dispositif qui devait être, à la veille de la prise de commandement de mon successeur, mon dernier vol sur Crusader.
Il n’en fut pourtant pas ainsi.

En cette belle matinée de septembre, je partis faire un vol d’entrainement en pleins partiels*, ce qui permettait de faire un vol court, en débutant la voltige sans attendre d’être au poids idoine pour ce faire. Pour une raison d’encombrement des secteurs habituels, l’approche m’attribua un volume à la verticale du phare de l’Ile Vierge, ce phare superbe posé sur l’eau à l’entrée de l’Aber Wrach et des plages de Lilias. Tout à côté avait habité un pilote récemment disparu en terre lointaine aux commandes d’un Crouze. C’est ainsi que je lui dédiai ce vol.

Phare de l'ile vierge
(source photo: ici)
Vu de là-haut, le paysage était magnifique.

Ce furent trente minutes intenses où je faisais corps avec l’avion qui, entre trois mille et quinze mille pieds, passait toutes les séries de figures que je lui demandais à une vitesse variant entre 150 nœuds sur le dos, en balistique, et la vitesse du son au bas de la courbe arrondie, 3000 pieds au-dessus de l’île Vierge et de son phare. Cabré, demi-tonneau, boucle, rétablissement, huit cubain, barrique, enfin toute la gamme de la voltige classique pour un avion de dix tonnes étudié pour subir les contraintes liées aux facteurs de charge pouvant aller jusqu’à 7 G… Dans de tels moments, le monde semble vous appartenir.

- "Landi Approche de Lascar 29, fin de voltige, stable 15000 pieds, mise de cap vers la base."

- "Lascar
29 de Landi approche, calage Fox Echo1012 millibars, piste en service 26, vos intentions ?"

- " Descente à vue en évolutions, rappellerai 2000 pieds Calot.
"
Calot, c’est le nom d'une petite île, non loin de Carantec, qui servait de point de régulation pour rentrer dans le circuit d’atterrissage.
La descente en évolutions consiste à prendre un régime moteur moyen permettant virages accentués, amples évolutions jusqu’à trois quart-dos et tonneaux barriqués: jamais de ligne droite mais de la dentelle souple dans les trois dimensions autour d’une ligne oblique…
- "Approche de Lascar 29, vertical Calot, en vue des installations".
- "Lascar, contactez la tour sur canal unité".
- "Landi Tour de Lascar, passé Calot depuis trente secondes en vue de la piste "
- "Lascar, vous confirme piste en service 26,rappelez à une minute du break".
Au lieu des 360 règlementaires pour ménager les oreilles de nos voisins, je décidai de faire une arrivée à 420 nœuds par ce jour de beau temps, histoire d’animer le paysage. D’autant qu’au moment du "break", en passant sur puissance réduite avec un virage bien serré "sur la tranche", le Crouze faisait à lui seul le spectacle son et lumière...
- " Lascar 29, vent arrière, train sorti, voilure haute."
- " Lascar 29, dernier virage " puis "en finale"
Dernier virage? Dernier atterrissage? Dernier vol sur Crusader? En finale de quoi?
Ce fut la météo qui en décida ainsi ; les jours suivants furent en effet de ceux que la Bretagne réserve au moment de l’équinoxe et il n’y eut pas de vol en dispositif. Je ne l’ai pas regretté. Mon premier vol, le 2 février 1966, sur le F8E 41 avait eu lieu le jour de l’enterrement d’un grand ami, tué quelques jours avant dans une collision entre deux hélicoptères. Mon commandant m’avait alors fait comprendre qu’on ne remettait pas un "lâcher" - attendu depuis un mois - quand les conditions étaient bonnes.
Ce dernier vol, c’était bien ainsi qu’il devait se passer entre la machine et le pilote, en compagnie d’un passager immatériel. Entre les deux, j’avais effectué plus de 2240 heures de vol dont quelques centaines de nuit en bonne intelligence avec cet avion à nul autre semblable pour lequel – je devrais plutôt dire pour qui – j’avais eu le coup de foudre un jour de décembre 1959 quand il avait été décidé officiellement d’en doter l’aviation embarquée!

D’aucuns y verraient des signes… je n’y vois que du hasard, mais un hasard intéressant.
Étrange, n’est-il pas ?


(Source photos: Marine Nationale)


Goz Beïda le 13 juillet 2002.

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* plein partiel : les pleins sur Crusader étaient variables avec un maximum de 9100 livres de carburant . Selon la mission, le plein était ajusté. Pour un vol d'entrainement à la voltige par exemple, le réservoir d'aile était vide. D'où l'expression de plein partiel.

4 commentaires:

  1. Monsieur,
    Je suis passionné d'aviation depuis longtemps et le Crusader, pour mes amis passionnés comme pour moi, c'est LA légende... celui par qui la passion s'est installée, et ne s'est jamais arrêtée. Même aujourd'hui....
    J'étais adolescent lors de la livraison à la France des Crusader, que j'ai découverts vraiment plus tard lors de l'installation des flottilles à Landivisiau en 1968.
    Habitant Brest, je suis allé souvent , en deux roues, aux abords de la base en guettant les décollages avec PC et les atterrissages de cet avion qui était une légende vivante et dont le démarrage du réacteur était toujours attendu et accueilli avec enthousiasme par les quelques spectateurs frigorifiés et anonymes que nous étions ...
    Je n'oublierai jamais la cérémonie de mise en sommeil du Crusader, un triste jour d'hiver, plafond bas, chemins détrempés du côté de Bodilis...des amis, fanatiques du Crouze comme moi, avaient fait le voyage depuis Lorient pour assister à la dernière "démo"... je me souviendrai toujours de les voir repartir ensuite, dans le crachin, la tête baissée, et si lentement, dans le petit chemin près de la base ..ils étaient accablés d'un vrai chagrin .
    J'ai toujours quelques enregistrements du Crusader, dont un décollage avec PC particulièrement "émouvant", que j'écoute régulièrement, et je dirai presque , religieusement ...
    Merci au Crouze et à ses pilotes, de nous avoir fait vibrer ainsi...
    et il ne s'agit pas d'une image... !

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  2. Monsieur Jacques,
    je suis particulièrement sensible à votre commentaire car il justifie en somme la publication de ces anecdotes qui ont été rédigées à la demande d'une personne qui ne connait pas le monde de la troisième dimension en général et et celui des pilotes de monoplace en particulier.
    Ces anecdotes auraient pu être écrites par n'importe quel autre de ces pilotes et ce n'est donc pas vraiment pour eux qu'elles l'ont été mais bien pour ceux qui aiment ce monde dans y avoir été plongé.
    Votre commentaire me fait ressentir la chance que j'ai eue d'y avoir vécu pleinement et d'y vivre encore d'ailleurs. Pour cela, soyez en remercié.

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  3. Monsieur, Amiral,
    Près de quatre années se sont passées depuis ce cours échange, et je vous recontacte par le biais de ce blog qui est le seul lien à ma disposition pour vous joindre . J'ai eu connaissance de la publication de votre livre de souvenirs en tant que pilote de Crusader, j'en suis évidemment enchanté et je courrai chez mon libraire dès mon retour en France.. Je me suis permis aussi d'en faire une publicité aussi large que possible autour de moi et à travers les sites de passionnés d'aviation que je fréquente, j'espère donc qu'un public aussi large que possible le lira, et avec autant de passion que moi .
    J'ai aussi découvert, et avec le même immense plaisir, vos interventions et votre action dans les domaines extra aéronautiques mais plus larges des affaires nationales et internationales... J'ai ainsi pu lire vos tribunes et voir au moins une de vos interventions en vidéo, à propos de notre pays, de sa place dans le monde, de notre défense, et des événements dramatiques qui accablent notre nation depuis l'an dernier..
    Je partage, à la virgule près, vos analyses, vos motivations, vos références, vos formulations, votre implication et vos engagements. Je constate que nous sommes quand même relativement nombreux à les partager, et c'est important. J'ai aussi beaucoup admiré votre implication pour l'Irak, et auprès de l'Afrique et à travers " Pilotes sans frontières" ; j'ai vécu deux ans en Afrique.
    Je vis actuellement et depuis quelques années, au Vietnam, mais je suis quotidiennement l'actualité de France et je passe chaque année trois mois à Brest, avec de religieux déplacements ( pèlerinages ? ) vers la base de Landivisiau qui reste, et restera, l'endroit central et majeur de toute mon adolescence et même bien après..
    Vous dire à quel point je suis affligé quand j'aperçois de très loin quelques silhouettes d'épaves de Crusader, dans un recoin, promis à la casse, c'est quelque chose que l'on ressent de façon très pénible, comme pour des êtres chers..
    J'espère que ce message vous parviendra et que vous jetez encore de temps en temps un coup d'œil sur votre blog si passionnant... Si les ventes de votre livre de souvenirs sur le Crusader s'envolent, eh bien tant mieux, car il le mérite.
    bien cordialement,
    Jacques

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  4. Très sensible à votre message, je vous propose de m'adresser votre adresse courriel dans un autre commentaire qui bien sûr ne sera pas publié;Je pourrai alors vous répondre par courriel ce qui sera plus facile pour correspondre.
    Bien à vous.
    Claude Gaucherand

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