Un peu de tout

Après cette longue promenade dans ma mémoire, je voudrais noter plus pour moi que pour le lecteur certains de ces épisodes qui restent au-dessus des souvenirs comme l’écume au-dessus de la mer quand elle bat les rochers. Ce n’est pas important, mais ça se voit… Les petites émotions que constituent les collisions évitées, du moins celles que l’on a perçues, car il y a évidemment toutes les autres…
Les délices que constituaient ces vols de nuit que j’avais introduits dans la progression des futurs chasseurs tout temps pour leur faire aimer la nuit, si toutefois ils ne l’aimaient pas assez. L’équipier partait en tête au niveau 420… presque 13 000 mètres. L’itinéraire comprenait le tour de Paris par le nord avant de mettre le cap sur Reims puis l’est de la France, en "redescendant" vers Bourg puis Lyon d’où l’on percevait la tâche noire du Lac Léman. Enfin, après une heure quarante de vol, les pilotes effectuaient en formation serrée une percée et un GCA à Nîmes avant de rentrer le lendemain à très basse altitude en passant par le Massif Central.
Ou bien ces "défilex"* à 20, 40 avions pour tel président de la République, comme Georges Pompidou passant en revue navale la flotte de Méditerranée à Toulon. Chef de dispositif, commandant de la14 F, mistral sur la Provence, turbulences mais… en rangs serrés, avec ce silence complet, marque de fabrique côté Crusader (nous ne disposions que d’un poste de radio et n’avions jamais besoin de dire plus que quelques mots) contrastant avec les multiples échanges des pilotes d’Etendard (avec deux postes, ils étaient toujours à la recherche d’un jeune équipier égaré sur une autre fréquence...).
Ou bien alors ce que nous nommions "attaques de la diligence": sur un itinéraire connu de 800 km, "la diligence" de 2, 4, 6 avions naviguait à 360 nœuds à 500 pieds. Les "chasseurs", naviguant à l’estime, eux aussi TBA (très basse altitude), devaient les trouver et les "attaquer". Mine de rien, cela faisait appel à beaucoup de savoir faire et au coup d’œil. Et la diligence avait le droit de se défendre…
Il y avait aussi les missions de CAP (cover air patrol**) où l’on tournait en régime économique en attendant, parfois dix minutes, parfois tout un vol, l’annonce: Borgey for you, bearing 1-2-5, heading 2-1-0. Speed low - no altitude*** ... signal de la curée. Et puis les missions de Défense aérienne où l’on restait une matinée ou 10 minutes en attente avant que le klaxon libérateur ne nous expédie en moins de cinq minutes à la chasse à un intrus non identifié.
Et puis ce vol où trente avions tournaient en rond dans les nuages en contrôle très lâche alors que, par faible visibilité et mauvaise mer, le porte-avions s’était mis en baie de Douarnenez. Il accueillait ce jour là le premier ministre venu par hélicoptère, persuadé qu’il se trouvait en pleine mer... Mais chut! Nous finîmes par tous nous poser à bord sans casse. Après tout, les particules animées d’un mouvement brownien arrivent à s’éviter...
Il y avait aussi ces vols où, partis de Bretagne à haute altitude, nous descendions "à vue" si la couverture de nuages n’était pas totale, dans "un trou" à très basse altitude quelque part dans le Massif Central. Pas de GPS, aucun moyen de navigation: une carte, l’estime, le cap, la montre…Parfois cela se terminait "cap à l’Est, on va bien finir par trouver la Saône ou par traverser le Rhône" et une fois "recalés", nous continuions à travers les Alpes jusqu’à Hyères…

Sentiment de liberté, la France était notre jardin et l’on jouait à s’y perdre, s’y retrouver, aux gendarmes et aux voleurs. Grand jeu pour adultes en retard d’une enfance? Non point, car tout cela impliquait beaucoup de rigueur, d’attention, de connaissances en permanence disponibles de l’avion, de la navigation, de ses équipiers, de la confiance en soi et dans les autres. Dire que nous étions payés pour faire ce beau métier! Nous l'accomplissions avec le plus grand sérieux et une grande discipline intellectuelle, sans jamais toutefois trop nous prendre au sérieux mais prenant parfois des libertés avec la discipline formelle, ce qui choquait nos camarades de la surface au moins autant que le "supplément aéro" de notre solde…
Je n’oublie pas non plus ce volf antastique: nous faisions depuis plusieurs jours la "guerre" à la 6ème flotte américaine en Méditerranée. A quelques heures du finex **** il fut décidé une attaque massive de la flotte par tous les avions disponibles. C’était en 1967. Nous partîmes de Hyères, Etendard et Crusader: mon leader était Roger, j’étais jeune équipier et durant 1h30 ne le quittai jamais des yeux. Au sud de Marseille nous fûmes bientôt 50 ou 70, je ne sais plus: Mirage, Super Mystère B2, F.100 auxquels nous nous étions joints, cap au sud, 450 nœuds au ras des flots, en silence radio. Puis la flotte fut là, barrant l’horizon, et 70 avions en lignes cabrèrent en vagues successives, passant sur le dos, revenant en piqué et mettant d’un demi-tonneau dans leurs viseurs ce qui passait: bateau, porte-avions, avion à étoile blanche, Phantom, Skyhawks, Crusader de l’US Navy…Je fermai mentalement les yeux, suspendis ma respiration le regard toujours accroché à l’avion de mon "leader"… Cabré, tonneau barriqué, piqué…, un avion, deux avions américains, dix, à gauche, à droite,devant, au-dessus, cabré, dégagé, ouf!…on peut respirer. C’est fini. Gagné.

Plus paisible, il y a ce vol effectué pour la 3000 ème heure de vol sur Crusader de Patrick ( le seul en France à avoir atteint ce total). Nous partîmes de Landivisiau pour nous poser sur le Clemenceau au large de Toulon. A nous deux, nous totalisions 5240 et des poussières heures de vol sur ce monoplace. A bord nous fumes accueillis par trois anciens commandants de la 12F et le commandant en exercice. Du joli monde… tous chasseurs!
Et puis il y a ces vols d’information sur ordinateurs volants, je veux dire Super Etendard (mon quatrième monoplace) ou sur Mirage F1 et Mirage 2000 en version biplaces, sans omettre les nombreux vols comme passager à bord de P2V7 Neptune ou Atlantic ou Transal, parfois même copilote, vols au Tchad au dessus de zones hostile d’où montaient vers nous tel missile ou tels obus..
Je n’ai que peu de mots pour les vols sur Fouga, cet avion que j’ai pourtant beaucoup aimé, avec lequel j’ai connu la voltige et ma première qualification à l’appontage, non plus que le T 33, l’avion école qui fut l’intermédiaire entre le Fouga de Salon de Provence et le Mystère IV A . Peut être justement parce qu’ils sont liés au temps de l’apprentissage qui n’est pas celui des anecdotes!
L’âge venant, je mentionnerai encore tous ces vols effectués sous des cieux divers, Pyrénées, Alpes, Canaries, Corse et Turquie, avec cet étrange monoplace sans moteur: le parapente qui permet de se mêler à la compagnie des vautours, ces distingués planeurs. Vols accomplis dans le silence et, conditions aérologiques le permettant, vols de pure contemplation à laquelle depuis cinquante ans, quelque soit l’aéronef emprunté, je n’ai jamais manqué de concéder une parcelle de mon vol...
Goz Beïda le 13 juillet 2002 et Ore, le 14 juin 2012

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* Défilex: exercice de défilé

**Coverair patrol: patrouille de couverture aérienne

*** Borgey for you, bearing 1-2-5, heading 2-1-0.
Speed low- no altitude: Objectif pour vous, relèvement 125, faisant cap au 210, vitesse basse, pas d’altitude

**** Finex: fin de l’exercice

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